Je suis assis sur un banc derrière l'église.
Dans quelques temps, je quitterai le camp et j'errerai dans cette ville, seul. Qu'arrivera-t-il ? Dois-je m'assoir dans un coin et écrire, comme j'en ai depuis longtemps maintenant l'habitude - écrire en allemand, pour qui ?
Ecrire a eu son temps et son sens qui, un jour, disparaît. Il importe peu de s'appuyer sur tel ou tel groupe dans le pays.
La nature, dans laquelle j'ai aussi une place, répand ses séductions avec une force et une vérité irrésistibles, qui me pénètrent. Elle sème des bienfaits comme un arbre en fleur saupoudre le sol alentour de pollen jaune. Ce bienfait de l'air, du vent, du ciel... je le ressens là, assis sur mon banc.
Et, me promenant ensuite le long de la rivière : l'eau qui coule plus bas, l'élément souple et élastique qui constitue cette rivière, mais aussi les flots puissants de l'Amazone, les océans, les cataractes, les icebergs, la grêle, la pluie et le brouillard... l'eau, quel miracle ! Et la nature dans son ensemble - comme le moi-, oeuvre et manifestation en acte de l'éternelle puissance originelle.
Et quelle puissance originelle ! Ô combien spirituelle ! L'eau, et avec ses métamorphoses, sa richesse et la beauté de ses cristaux, me l'a fait voir depuis bien longtemps déjà. Et ce qui pose et ordonne tout cela, ce qui porte un tel costume, devrait être un billot de bois, une chose dépourvue de sens ? La terrible, l'effrayante nature n'est pas seulement terreur et effroi. La terreur et l'effroi ne sont pas là pour eux-mêmes.
Nous vivons au milieu de choses nombreuses et bonnes. Et quoi qu'il puisse en être... quelle chose solide, bien faite et raisonnable que l'homme, avec toutes ses folies et ses infamies ! Nous sommes des êtres compliqués, très composites et, à ce qu'il me paraît souvent, pas tout à fait achevés. Nous sommes encore "en chemin".
D'ailleurs, on est aussi chez soi dans de trop nombreux mondes, dans un plus grand nombre de mondes encore que l'eau.
Je suis donc, malgré tout, un enfant de ce monde, et qui l'aime. Pourquoi pas ? me demandé-je. Puisque ce monde, ainsi que la verte nature, me parlent, témoignent de la présence agissante de la main divine. Pourquoi boucher ses oreilles à la musique des sphères ?
le télégramme
Mon nom est inscrit au tableau noir quand je rentre au camp, avant le repas, plus assuré et plus calme que d'habitude.
On me dit qu'un télégramme pour moi est arrivé, mais que le porteur, ne m'ayant pas trouvé, l'a emporté.
Quand maintenant, en Amérique, de l'autre côté de l'eau, sur la côte Pacifique, je pense à ce jour et aux semaines qui suivirent, à la fuite à l'errance, à la tension sans fin à l'attente à l'urgence qui n'allait pas tarder à venir, tout cette période me paraît irréelle. Dans aucune autre, je ne me rappelle avoir été aussi peu "moi-même". Non seulement je n'y fus pas "moi" dans mes actes (le plus souvent on avait pas à agir - ou bien l'on était broyé ou bien l'on restait en chemin), mais ma façon de penser et de sentir n'était plus la même.
Je sentais obscurément que quelque chose n'allait pas, que quelque chose avait . Peut-être arriverai-je un jour à trouver quoi.
Ce n'est pas en raison de leur caractère historique particulier que je m'attache à décrire ici les événements des semaines suivantes, mais pour retenir ce que cette période eut de frappant de singulier d'inquiétant.
J'eus alors la certitude d'apprendre - contre ma volonté - des choses très importantes et d'accéder à une compréhension supérieur à celle qui était habituellement la mienne. C'est cette compréhension que je veux retrouver.
En fait je ne pense pas du tout, dans mon wagon, à la fuite, ou à mon pays d'asile. Mes pensées ne vont pas du tout aussi loin. Je ne ressens, comme les autres, que la dureté du coup et le poids de son obscurité. Je vois tous ceux qui ont assis autour de moi dans ce wagon rester muets, parler ou faire comme s'ils dormaient; cruellement atteints, nous sommes abandonnés à nous-mêmes. Nous étions guidés, protégés par l'Etat -nous ne le sommes plus. La défaite : un état primitif.
Je suis atteint jusque dans mes racines. Pourquoi ? Pourquoi si profondément ? La réponse, toute la réponse à ces questions ne m'est apparue que lentement, au cours des semaines suivantes.
Les regards se cherchent. On cherche à entendre ce que l'autre pense. On veut quelque lumière - à vrai dire plutôt une diversion. On ne veut pas prendre connaissance de l'énormité de la situation. On se sent personnellement impliqué, sans savoir encore comment. Pour le moment, on se cramponne à la masse.
(...)
Les pensées personnelles continuent de travailler en chacun, souterrainement. On se cramponne à la masse, et c'est en même temps tout le tissu social qui se déchire. Un état primitif apparaît.
Dans le wagon à bestiaux
(...)
Partout l'homme s'installe dans sa situation comme dans un cocon et cherche à se faciliter la vie. Il a la pensée courte et s'occupe de l'instant. Il prend du présent ce que celui-ci lui donne. C'est ainsi qu'il se rend passablement invulnérable. Dans la situation la plus terrible, il a tendance à plaisanter et, dès qu'il le peut, d'une manière ou d'une autre, il oublie cette situation et s'y comporte comme s'il était chez lui. Je suis sûr que la plupart des messieurs qui font ce voyage avec moi, s'ils arrivent, comme il est dans l'ordre, en enfer, mettront au bout de quelques jours la main à leur poche, en tireront un cigare et demanderont du feu au diable. Il n'est pas exclu que certains lui proposent un compromis et avances des idées concernant un chauffage rationnel des lieux.
Paru en 1929, grand succès de librairie, aussitôt traduit en plusieurs langues et adapté à la radio et au cinéma, Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin est un monument de la littérature allemande au temps de la République de Weimar. Visiblement inscrit dans le sillage d'Ulysse de Joyce (1922) ou de Manhattan Transfer de Dos Passos (1925), même si l'auteur a contesté s' être inspiré d'eux, il participe du renouvellement moderniste du genre romanesque et le procédé du « montage », à l'époque tour à tour exalté et décrié, semble y servir une exploration nouvelle du monde urbain. Pourtant, écrivain prolixe et passionné de questions philosophiques, Döblin n'en était pas en 1929 à son coup d'essai et l'intérêt de Berlin Alexanderplatz dépasse peut-être aujourd'hui celui d'un grand « roman de la ville ».
Retrouvez sur notre webmagazine Balises, le dossier "Berlin Alexanderplatz, portraits d'une ville" en lien avec la rencontre : https://balises.bpi.fr/dossier/berlin-alexanderplatz/
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