Il est devenu inutile de présenter l'oeuvre la plus emblématique d'Orwell. Au travers de son histoire de société complètement cloisonnée derrière une surveillance maladive, ses rapports aux dérives d'un régime totalitaire ont été décortiqués et examinés sous tous les angles.
L'adaptation du roman en bande dessinée, par
Jean-Christophe Derrien, remet au goût du jour un classique de la littérature anglo-saxonne, désormais dans le domaine public. Résultent de cette liberté d'exploitation de l'oeuvre de nouvelles éditions (
Fido Nesti chez Grasset par exemple), dans de nouveaux formats (en l'occurrence la bande dessinée).
La version de Derrien n'essaie pas de se cacher de l'application d'un script inexorablement inchangé, depuis la parution du roman. L'oeuvre n'est pas destituée de ses phrases et scènes cultes dans la bande dessinée, et continue à mettre en regard les mêmes thématiques et à soulever les mêmes interrogations.
En premier lieu, dans la lignée du texte d'Orwell, le choix de respecter la traduction actuelle fait écho aux autres romans graphiques de chez Grasset et Sarbacane. Ce n'est pas très inattendu parce qu'il ne serait pas simple de réécrire entièrement une oeuvre avec autant d'éléments qui s'articulent les uns aux autres.
Là où
Jean-Christophe Derrien va se démarquer des autres adaptations, c'est dans la narration et la construction du récit. le décor est rapidement installé, les bases immédiatement posées. L'histoire démarre en quelques pages, l'intrigue amoureuse est conduite précipitamment à son avènement. Cette entrée en matière mouvementée met en lumière la perception de la valeur humaine. En zappant à grande vitesse les événements, les moments d'intimité, les échanges, c'est comme si on souhaitait limiter le temps accordé à l'individualité, à l'expression personnelle.
La bande dessinée semble se positionner sur une voie d'émancipation à travers ses dessins, réalisés par
Rémi Torregrossa. Ce dernier ne se prive pas de peaufiner ses illustrations de détails, qui enrichissent la narration. Les expressions faciales des personnages, par exemple, sont très travaillées, et semblent raconter à elles seules une histoire différente.
L'originalité affirmée de Derrien s'affiche aussi dans les tons utilisés. Les couleurs noire et blanche du thème général de la bande dessinée retranscrivent avec simplicité l'absence totale de fioritures d'un monde dépourvu de fantaisie, et offrent des planches saisissantes par leurs nuances voisines. le désordre qui règne dans les différents décors du récit (ruines, immeubles délabrés, bureaux mal rangés) fait émaner une incision profonde dans la psyché du personnage de Winston, tourmenté par les nombreuses émotions contradictoires suscitées par sa rébellion mentale.
Le parallèle du désordre physique au désordre mental n'est pas d'une grande finesse, mais garde une puissance forte, du fait de la descente aux enfers accélérée de Winston. Détruit, après s'être fait voir miroiter l'amour et la possibilité d'une révolte, puis torturer, il n'a d'autres choix que de se réfugier dans la doctrine, qui, à défaut d'être bénéfique, fournit un ancrage solide et sûr à son esprit délité, dans un final magistral.
Le récit comporte tout de même quelques faiblesses, liées à la fluidité. le texte est parfois trop morcelé, et on ne prend pas souvent le temps de s'attarder sur une scène, un événement. L'enchaînement est quelquefois frénétique, ce qui peut être un choix, mais risque de devenir un frein à la lecture.
le travail de Derrien et Torregrossa reprend bien dans une certaine mesure l'oeuvre d'Orwell, mais pousse le curseur de la créativité dans la narration et le dessin, pour former un récit indépendant, avec ses propres codes.