Une famille, c’est comme cette ferme. Il faut que tu aies beaucoup d’enfants, car les enfants sont pour un vieil homme la seule protection contre les coups du destin. Je lui ai obéi. C’était un temps où les enfants obéissaient encore à leur père. Pourtant, qu’est-ce que cela m’a rapporté ? Car vous, mes enfants, mon unique défense, ma seule protection contre les vents cruels du destin, vous ne vous souciez guère de me secourir ! Vous êtes trop occupés à vous quereller et à marchander jusqu’au dernier sou le prix de la liberté de votre père, comme des maquignons qui marchandent le prix d’un bœuf. Ce sont mes ravisseurs et non pas vous qui prennent soin de moi maintenant, ce sont eux qui me donnent de quoi me nourrir et me vêtir, ce sont eux qui m’abritent, pendant que vous restez bien au chaud à la maison et cherchez de nouveaux moyens d’éviter de payer pour ma libération !
Voyez-vous, beaucoup de gens croient que quelque part dans la trame de la société italienne se cache le roi de tous les rats. La plus ignoble bête, la plus dangereuse, la plus cruelle et rusée, la plus malfaisante de toutes. L’animal qui domine la bande, pour reprendre vos termes. Certains ont pensé que c’était Calvi, certains que c’était Gelli. D’autres pensent que ce n’est pas eux, mais quelqu’un qui les surpasse encore, peut-être un gros bonnet du gouvernement ou peut-être au contraire un individu dont personne n’a jamais entendu parler. Mais le point sur lequel tous ces gens sont d’accord, c’est qu’il existe, ce rat supérieur. C’est à la fois un message d’espoir et de désespoir. D’espoir, parce qu’on peut se dire qu’un jour il finira bien par être pris au piège et qu’on pourra le neutraliser, l’anéantir et débarrasser pour toujours la maison de l’invasion des rats. De désespoir, parce tout laisse à penser qu’il est beaucoup trop malin, puissant et retors pour jamais se laisser prendre au piège.
Rien ne pourrait lui donner l’envie de vivre dans quelque déprimante contrée septentrionale où tout fonctionnait comme un mécanisme d’horlogerie. Comme si c’était cela, la vie ! Non, la vie, c’était par exemple ces deux jeunes gars dans le couloir, des petits durs typiques des faubourgs de Rome en jean et blouson de cuir, qui scrutaient l’intérieur des compartiments de première classe tout en parcourant le wagon avec une insolence naturelle et dégagée que nul degré de pauvreté ne pourrait jamais toucher, comme s’ils étaient les propriétaires des lieux ! Le pays souffrait peut-être de nombreux maux, mais aussi longtemps qu’il pourrait produire tant d’énergie brûlante, d’irrésistible vitalité et d’appétit…
Ces soupirs étaient immensément expressifs. Le monde, semblaient-ils dire, avait une fois de plus démontré ses capacités sans limites pour la stupidité, la vulgarité et surtout la plus totale insensibilité à ses besoins et à ses désirs. Non qu’il en fût le moins du monde surpris : au contraire, il s’était résigné depuis longtemps à ce que la cruauté de la vie s’imposât à lui sans relâche. Pourtant, chaque rappel du sort cruel qui était le sien était comme un petit caillou de plus qui venait alourdir encore le fardeau qu’il était contraint de porter sur ses épaules sans même avoir le droit de se plaindre. C’était trop atroce, vraiment !
Naguère, les magistrats étaient des personnages austères et pesants, dignes mais sans aura, et surtout lointains et anonymes. Mais la montée du terrorisme et l’influence croissante de la télévision avaient changé tout cela. Une nouvelle variété d’hommes de justice était apparue pour imprimer son image sur la conscience de la nation : les flamboyants juges d’instruction et autres procureurs de la République qu’on pouvait voir tous les soirs, aux informations, prônant et illustrant la lutte contre les exactions politiques et le crime organisé.
Michael Dibdin répond aux questions de Barbara Peters. 1/3
Non sous-titré.