Merci à Babelio et aux Éditions du Chat Noir, (que je ne connaissais pas : voici une lacune réparée!) pour l'envoi de cet ouvrage dans le cadre de la Masse Critique d'octobre 2021.
Cette novella n'est pas ce que l'on pourrait croire, et c'est ce qui m'a profondément touchée. J'ai cru à une "lecture d'Halloween"... Vous savez, ce genre de lecture qu'on se garde sous le coude, en attendant que les enfants viennent sonner le 31 pour "Un bonbon ou un sort"! Mais non...
"Novella", des mots même de l'auteur car le récit prend fin à la 97ème page. C'est donc un court texte, mais assez intense. Et surtout, il surprend car il y a un basculement (un twist pour les adeptes d'anglicismes!) qui éclaire soudainement l'histoire autrement. En dévoiler plus gacherait tout l'intérêt pour de futurs lecteurs, mais il me faut souligner que j'ai choisi ce roman dans la liste de la Masse Critique d'octobre, car je ne suis pas une inconditionnelle du genre horrifique, mais j'apprécie le fantastique, teinté de paranormal : je me régale de lectures ou de films qui savent instaurer une ambiance inquiétante, plutôt que d'enchaîner les jets d'hémoglobine.
Je me dirige donc plus volontiers vers "
L'Indésirable" de
Sarah Waters, "
La chambre des âmes" de
F.R.Tallis, ou côté images vers "L'échine du diable" de Guillermo del Toro, "Les autres" ou "Crimson Peak".
Et force est de constater que majoritairement dans ces oeuvres, l'horreur provient non pas d'un dépeçage à la tronçonneuse, mais d'une atmosphère fortement liée à un évènement, une période traumatique et à son impact sur les protagonistes: le délitement de l'âme humaine, aux confins de la folie, suite à la Grande Guerre (et sa grippe espagnole), ou la guerre civile espagnole, ou encore le traitement terrible de la maladie mentale sans égard pour le patient. Les lieux sont marqués par l'horreur de ces traumatismes, au point de les dire hantés. C'est donc la force de la douleur qui imprègne toute la trame des récits.
C'est le ressort qu'utilise J.R.Ducharme dans "
Quand vient le dégel". Les lieux sont empreints des évènements qui s'y sont déroulés. Ainsi une forêt, lieu de nombreux suicides, revêt une "aura" obscure, comme habitée par le chagrin et la douleur.
le livre m'a attirée par le graphisme de sa couverture, c'est vrai effrayant et glauque, mais pas seulement. Cet arbre dont les racines sont autant représentées que son branchage, la brume, le ciel délavé, les oiseaux en hauteur... Et les pendus, qui soudainement glacent ce paysage bucolique automnal...
L'auteur justifie, en prologue, l'écriture de cette novella, en réaction à l'exploitation commerciale malsaine des nombreux suicides survenus dans la forêt japonaise "Aokigahara", au pied du Mont Fuji, où les gardes forestiers sillonnent le site pour prévenir de tels actes, dont le nombre est croissant.
L'auteur, en opérant ce rappel, ancre sa novella, malgré son côté fantastique, dans le réel. Il y a bien une vraie douleur à la racine de ce récit: de véritables personnes ont stoppé le cours de leur vie, mais aussi, indirectement, celles de leurs proches, qui devront affronter la douleur d'une perte qui reste très particulière, car difficile d'éviter colère, chagrin dévastateur ou culpabilité face à cet acte.
Ellie (Eleanor) est en voiture, elle part à la recherche de son fils qu'elle décrit comme dépressif et suicidaire : elle le pense parti dans la forêt Adrienne dans l'état du New Hampshire, tristement réputée pour le nombre de personnes qui viennent y mettre fin à leurs vie. Son mari l'appelle, très inquiet, mais n'a que le temps de lui préciser que la police arrive, avant qu'Ellie ne raccroche, pressée d'entamer ses recherches pour sauver son fils. À présent, Ellie est seule en forêt.
Cette nouvelle est construite comme une aventure, certes macabre, mais avec des rebondissements, une quête guidée par la volonté de la narratrice de vouloir retrouver son fils avant qu'il ne commette l'irréparable.
Mais pourquoi classer cette nouvelle dans le genre fantastique ? Parce qu'en s'appuyant sur ce postulat que les lieux sont marqués par leurs événements, la forêt revêt une âme sombre et pour l'incarner, l'auteur bascule dans un monde fantastique, un peu comme dans l'animé japonais "Chihiro" où la situation de départ est tout ce qu'il y a de plus réel, avant de céder la place à l'onirique pour mieux symboliser son propos.
Ici, on retrouve cet aspect "conte", dans le cheminement d'Ellie en terres d'inquiétude et de désolation, du fait du choix de l'auteur d'utiliser la symbolique pour figurer la douleur, les luttes internes contre un désespoir qui ronge, les descriptifs volontairement crus des corps qui jalonnent la quête d'Ellie. On sent bien qu'on quitte le monde réel pour un univers onirique, ou plutôt cauchemardesque.
le récit est donc rythmé par les rencontres successives avec des personnages-clés, auxquels elle demande de l'aide et dont on ne sait s'ils sont amis ou ennemis. Ces derniers distillent leurs conseils, mais peut-on leur faire confiance ?
Cette nouvelle est clairement fantastique, déployant un univers irréel, fantasmagorique, teinté de noirceur. Mais je ne me cantonnerai pas à le classer dans le genre horrifique, car il y a une réelle quête, emplie de sens.
Bien qu'il s'agisse d'une mère cherchant à retrouver son fils et le ramener sain et sauf, il est impensable de ne pas faire le rapprochement avec la descente aux Enfers d'Orphée, parti à la recherche d'Eurydice. La traversée de la forêt Adrienne se substituant à celle des vallées mythologiques de l'Averne.
C'est surtout un voyage désespéré dans les confins du chagrin, avec des passages très puissants sur la douleur, la dévastation de la perte, du deuil, la sensation glacée que la vie vous abandonne, vous laissant tout entier prêt à tomber dans la folie.
Et je ne peux que citer ce superbe extrait :
"Vous savez ce qui est intéressant avec les traumatismes ? continua t-il. Cela ne vous frappe pas tout de suite. Vous savez, le coup de poing en pleine figure ? La douleur n'est pas immédiate. D'abord vous vous sentez ankylosé et vous plongez pendant un moment dans un état cotonneux. Puis, petit à petit, le navire sombre. Vous arrivez à un point où n'importe quoi vous touche et dévaste votre être. Vos pensées, vos croyances, toute votre fichue identité. Après ça, il ne reste plus que du vide à l'endroit où devrait se trouver une âme. Tout vous a été volé. Il ne reste qu'une seule chose dans ce néant - votre désir de mourir." (P.88)
Si ce récit fut court, il m'a néanmoins beaucoup marquée. Est-ce que
J.R.Ducharme a réussi à nous sensibiliser au drame du suicide et des maladies psychiques qui peuvent y pousser? Je n'irai pas jusque là, mais il reste un récit-conte suffisamment évocateur, et malheureusement ancré dans la réalité, pour m'avoir glacée l'âme.