Le général Elrick Irastorza a été président de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale et, en cette qualité, s'est attaché à son sujet avec rigueur. Dans le présent ouvrage il tord le cou non pas à l'ennemi d'hier mais aux fameux poncifs liés à ce conflit qui a définitivement changé la face du monde et amorcé, de mon point de vue très subjectif, la lente décadence de l'Europe. Car 1914-1918 fut une guerre civile, si j'en crois la phrase de
Victor Hugo : « Une guerre entre Européens est une guerre civile. »
Pourtant, « personne ne veut vraiment la guerre mais l'engrenage est implacable », dit l'auteur. Ce conflit qui fera chez nous 1.438.700 morts, 4.670.000 blessés, des dégâts énormes dans les zones de combat et occupées, va en effet charrier un certain nombre de poncifs après-coup.
On ne va pas tous les citer en détail – ce serait se substituer maladroitement au travail de l'auteur –, mais il en est certains qui méritent d'être relevés. Par exemple, croire que
Jean Jaurès – assassiné la veille de la mobilisation – aurait pu arrêter la guerre est d'une incroyable naïveté car un homme seul, fût-il un grand orateur, n'aurait pu stopper cette machine infernale.
Idem pour les taxis de la Marne, ils n'ont pas permis à eux seuls de gagner la bataille, « mais l'histoire a marqué les esprits ». Quant aux fraternisations, elles sont vraies mais tiennent de l'anecdote. Dans le cas contraire, la guerre se serait arrêtée là.
Les tranchées allemandes n'étaient pas non plus meilleures parce qu'ils étaient des terrassiers hors pair : « Lorsque les troupes allemandes se sont repliées en bon ordre à l'issue de la bataille de la Marne et se sont stabilisées à la fin de la course à la mer, elles se sont rétablies sur des positions qui leur étaient favorables et ont immédiatement commencé à s'enterrer. » Ce qui aide…
Les chars n'ont pas fait gagner la guerre non plus, ce qui est bien dommage car, en 1940, ils ont fait gagner les Allemands, qui les avaient finalement adoptés mieux que nous : « le char a donc pris sa part à la victoire mais il n'a pas joué un rôle décisif pendant la Première Guerre mondiale, ce qui a sans doute aveuglé par la suite les généraux héritiers de cette guerre industrielle qui avait propulsé l'artillerie au rang d'arme de décision absolue. » Dit autrement, en 1940, on avait une guerre de retard…
Pour ce qui est des armes chimiques, on peut comprendre la légende qui les entoure – et même si les dégâts qu'ils ont causés étaient moindre au regard de l'artillerie – car c'est leur effet mortel en un temps record qui est en cause ; tout comme on sait fort bien que les bombardements traditionnels ont fait plus de morts que les bombes d'Hiroshima et Nagasaki réunies, mais c'est l'instantanéité destructrice qui a effrayé, à juste titre, les consciences.
Dans le même ordre d'idée, le Chemin des Dames a été bien moins coûteux en vies humaines que les batailles de la Marne ou Verdun, mais c'est son résultat dérisoire pour autant de pertes qui reste dans la mémoire collective comme un symbole. D'ailleurs, après avoir réprimé les mutineries, Pétain mettra en place un certain nombre de mesures pour relever le moral des troupes.
À ce propos, l'auteur rappelle fort justement que les fusillés pour l'exemple n'ont pas été aussi nombreux qu'une autre légende populaire le prétend et qu'ils ont été moindres en 1917 (89) qu'en 1914 (206) sur seulement cinq mois de guerre. Notons que le chapitre consacré aux fusillés pour l'exemple est un modèle de retenue, sachant que si les mutineries avaient gagné tout le front, le Kaiser aurait peut-être bu le thé à Versailles, là où son grand-père avait été proclamé empereur allemand en janvier 1871.
S'agissant de l'alcool, il y en avait dans les tranchées, mais l'alcoolisme préexistait au conflit, Gervaise et Copeau, de L'Assommoir, l'illustrent de manière sordide. La misère est souvent un contenant bienvenu pour l'alcool.
L'auteur défend aussi le bilan de Joffre, qu'on ne saurait en effet accuser de tous les torts. Mais il souligne – comme le fait excellemment
Pierre Miquel, dans Mourir à Verdun – sont entêtement à préparer la bataille de la Somme en 1916 et freine des quatre fers pour ravitailler Verdun tout en ordonnant de tenir. Quant au général Pétain, il a été peut-être trop pessimiste et prudent au goût de Clemenceau, mais il s'est comporté dignement pendant cette guerre. Pour le reste, c'est une autre histoire. Tout comme Joseph Darnand a été un héros incomparable, qui a permis de sauver de nombreuses vies en volant les plans de l'état-major allemand en 1918 ; mais il est devenu plus tard le chef de la Milice et s'est engagé dans la Waffen SS. J'en profite pour rappeler que l'Histoire n'est pas un restaurant ; on ne choisit pas à la carte : c'est tout le menu ou rien !
Les civils, trop souvent oubliés dans le souvenir de cette guerre eu égard à la Seconde Guerre mondiale qui les a particulièrement éprouvés, sont ici salués et le cortège d'horreurs qu'ils ont subies est égrené dramatiquement. Parmi ces civils, les Arméniens qui, aujourd'hui encore, doivent supporter le cynisme négationniste de la Turquie. L'auteur rapporte même qu'un mémorial érigé dans la région de Deir ez-Zor a été dynamité en 2014 par l'État islamique. La haine des chrétiens a la vie dure…
Autre idée reçue mise à terre : les troupes indigènes n'ont pas été de la chair à canon sacrifiée, tout en reconnaissant leur héroïque participation au conflit.
Pour ce qui concerne le Traité de Versailles, je ne partage pas l'avis du général Irastorza : ce fut un traité commandé par un esprit revanchard qui nous a effectivement coûté très cher. Pourquoi, dans les réparations, déposséder l'Allemagne de la plupart de ses brevets ? Pourquoi l'avoir amputée d'autant de territoires, dont ses colonies ? Si l'Allemagne devait assumer ses responsabilités belliqueuses, il était dangereux de l'humilier car on accepte une défaite mais pas une humiliation. Maintenant, il serait faux de mettre l'avènement d'Hitler sur le seul compte du Traité de Versailles car la crise 1929 est passée par-là.
Enfin, dans le chapitre intitulé « le poncif des poncifs », l'auteur remet les pendules à l'heure et rétablit la vérité. Non l'armée n'a pas usurpé le pouvoir : « le Politique, face à l'ampleur de la menace et des responsabilités qu'il n'avait plus guère à coeur d'assumer, s'effaça. Alors le commandant en chef [Joffre] dirigea, avec les moyens que le Politique lui avait transférés. » Plus généralement dans le conflit, « le Soldat ne s'est rien arrogé que le Politique ne lui ait concédé légalement ».
Pour conclure, ce travail d'érudition n'a pas été mené par un historien, certes, mais par un soldat, un frère d'armes de ces malheureux. Il parle de l'intérieur, même s'il n'a pas connu cette guerre apocalyptique. Il en profite même pour distiller quelques remarques discrètes au sujet des « politiques d'équipement » de l'armée : « le canon de 155 AUF1, toujours en service dans l'armée de terre, a tiré ses premiers obus en 1973, il y a plus de 45 ans… »
Ce n'est pas là le « pire » de son « audace ». le pire, c'est un discours du très oubliable
Claude Bartolone – alors président de l'Assemblée nationale – lors d'un hommage rendu le 12 février 2015 à un député mort au front. Discours où le général Irastorza entend parler de « mercenaire de mort » ou « tortionnaire d'usurpation » ; logorrhée politicienne insultante pour l'armée. C'est ce discours qui le motivera à écrire le présent ouvrage sur une « épreuve qui fut familiale avant d'être mondiale ».
Je vais terminer maintenant par une note dissonante…
Général, vous évoquez, dans votre épilogue, le saccage de l'Arc-de-Triomphe, le 1er décembre 2018. J'y étais. J'ai aussi glané des témoignages depuis. Entre ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu, il apparaît que les Gilets jaunes authentiques – dont certains sont des militaires – ont tenté de protéger la tombe du Soldat inconnu et que la dévastation de l'Arc-de-Triomphe a été le fait d'individus venus là juste pour détruire et voler, comme ils en ont l'habitude, hélas, et sous le regard trop souvent bienveillant de la Justice. Croire que ce sont les Gilets jaunes sincères – les autres n'étant que des usurpateurs d'un mouvement populaire français – qui ont saccagé ce le lieu sacré de notre mémoire serait un poncif…
Quoi qu'il en soit, je salue votre travail de restitution de la vérité, que j'espère avoir exposé avec autant de respect que vous en avez eu pour l'écrire.
(Un arrière-petit-fils de soldats de 1914-1918)
(Mes remerciements aux Éditions
Pierre de Taillac pour le présent ouvrage et à Babelio)