Il y a des romans que je regrette d'avoir commencé parce que quand vient le moment de les refermer, je me sens si triste, si seule, si vide que c'en est insupportable. Des romans qui vous font ressentir tant de choses que se lancer dans une autre lecture, dans un autre voyage vous semble impossible, fade et douloureux à la fois. Cela n'arrive pas souvent mais cela arrive tout de même et je suis tellement heureuse de pouvoir, parfois, ressentir ça, une telle déflagration!..
La dernière fois, c'était avec le somptueux "
Betty" de
Tiffany McDaniel. Aujourd'hui, c'est avec "
Un Bûcher sous la Neige".
Et me voilà, à l'aube d'un mois d'août caniculaire, rêvant de neige et de tempête, des Highlands, de grand vent et du parfum des tourbières.
Bien sûr que le roman de
Susan Fletcher avait tout pour me plaire: l'Ecosse, le XVII°siècle, un contexte historique violent et passionnant, une accusation de sorcellerie, un fond sans doute féministe mais parfois, ça ne prend pas, malgré la perfection de la recette et la beauté des paysages.
Là, ça a pris, ça m'a pris. le roman m'a happée, capturée, renversée, bousculée. Il m'a piégée et je m'y suis noyée. Parce qu'il est beau, sublime même et parce qu'il est bien plus que que ce qu'en dit sa quatrième de couverture.
En ce temps-là, à la fin du XVII°siècle, l'Ecosse et les îles britanniques de manière plus globale sont déchirées par une crise politique violente qui oppose les partisans de Guillaume d'Orange, monarque nouvellement intronisé et d'obédience protestante et ceux de Jacques II, catholique issue de la lignée Stuart qui prend sa source glorieuse en Ecosse. Comme toujours, le sang et les larmes accompagnent le conflit qui fauche des vies comme d'autres fauchent les blés en été et
L Histoire gardera en mémoire de cette page noire la massacre de Glencoe, où des soldats orangistes massacrèrent sans pitié tout un clan des Highlands qui leur avait pourtant offert l'hospitalité. Oui mais la politique... Et il paraît que les ordres sont les ordres...
En ce temps-là, aussi, on brûlait des sorcières. Il arrivait parfois qu'on les noie, voire qu'on les massacre sans autre forme de procès. Ce n'était que des sorcières après tout, un détail...
"
Un bûcher sous la neige"; c'est la rencontre de ces deux histoires, le mariage du sang et du feu et c'est un magnifique hymne à la nature et à liberté, le genre de roman qui blesse autant qu'il émerveille. le tranchant des lames ou des pierres qui écorchent les pieds nus et la lumière des étoiles.
Vous la voyez, là, pelotonnée dans un coin de sa misérable cellule? Ses yeux immenses et sa chevelure brune étoilée de toiles d'araignées? Elle est toute petite, fragile et menue comme une elfe… Bien sûr, sa figure, ses bras et sa robe sont crasseux mais pas autant que sa cellule… Bien sûr, elle sent mauvais, mais pas autant que l'air vicié de sa prison… Bien sûr, son corps est meurtri, bleui et ses blessures ont laissé des croutes sur sa peau pâle…
Elle semble si petite, si fragile, vous ne trouvez pas?
"Elle" c'est Corrag et, dans sa geôle putride, elle attend la mort. Accusée de sorcellerie et dans le noir, elle entend chaque jour traîner les bois qui serviront à dresser son bûcher. Oh, elle n'y montera pas tout de suite. L'hiver n'est pas terminée, la neige tombe encore. Les feux ne prennent pas bien en hiver… Mais bientôt, le dégel et le printemps. Quelle ironie, mourir quand renaît la nature...
Mais peut-être que sa solitude la tuera avant... Sa petite vie, comme elle dit, a été pétrie de solitude, mais avant, elle avait sa jument, ses chèvres, l'eau des sources et les arbres, les fleurs et le vent pour se sentir moins seule... Là, elle n'a plus rien. Si, peut-être... Il y a ce révérend, Charles Leslie qui lui rend visite chaque jour et qui accepte de l'écouter raconter son histoire.
Ce dernier vient d'Irlande. C'est un jacobite convaincu qui vient enquêter sur le massacre de Glencoe qui vient de défrayer la chronique. On lui a dit que la sorcière était là la nuit de la tragédie, qu'elle est le seul témoin, alors l'homme de dieu fait fi de ses préventions contre la sorcière pour l'écouter. C'est alors la voix de source de Corrag qui s'élève et qui raconte: sa grand-mère torturée puis exécutée parce que convaincue de sorcellerie, son enfance en Angleterre auprès d'une mère libre, fantasque mais aimante, les plantes pour soigner, guérir et soulager, la petite maison près de l'eau et les écailles argentées des poissons sur le toit..
Et puis la haine, la fuite éperdue à travers la lande, les bossmen, l'arrivée en Ecosse.
L'amour d'une jument qui réchauffe, le chant des pierres et de l'eau. La peur, les soldats qui ne sont que soudards, le manteau de la nuit qui protège, l'ineffable beauté des clairs de lune, la mousse et les ombres des bois.
Le clan, les chèvres, l'amour, l'espoir, la grâce des oiseaux et des cris des enfants. La noblesse de l'hiver, sa beauté froide et le blancheur immaculée des premières neiges, quand à l'intérieur flambent des feux de joie.
La politique, la traîtrise, la peur, les coups, les coeurs qui se brisent, la douleur physique.
Face au révérend incrédule, c'est la voix de Corrag qui s'élève, enfin. La voix de la sorcière, de la putain, du diable et qu'on écoute enfin. Sans fard, avec une poésie incroyable, une sensibilité à fleur de peau et des images tantôt âpres et tantôt cristallines, tantôt cruelles et tantôt pétries de grâce, la jeune femme nous livre son récit et avec lui celui de toutes les sorcières. C'est doux-amer et sans haine. Un chant de liberté, un hymne à la nature qui rend toute leur beauté aux ailes des papillons et à la fraîcheur des galets qui transforme le roman historique -très, très réussi au demeurant- en véritable récit initiatique. C'est à la fois doux et puissant, douloureux et galvanisant... Il y a longtemps qu'une héroïne ne m'avait pas touché à ce point et elle prend sur elle toute l'incroyable lumière de ce roman dont les personnages secondaires ne sont pourtant pas en reste quoique esquissés un peu légèrement pour certains.
La narration qui alterne la voix de Corrag et les lettres du révérend à son épouse est intelligente, bien menée et elle ménage un suspense prenant, tendu qui contribue aussi à l'envoutement opéré par "
Un Bûcher sous la Neige", comme un sort dont on ne voudrait pas être délivré, comme la beauté des Highlands qu'on ne peut pas oublié après les avoir vus.