J'ai souvent entendu dire qu'"un véritable ami c'est quelqu’un qu'on peut appeler en pleine nuit quand on se retrouve avec un cadavre sur les bras". Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai toujours aimé cette idée. Il y a des gens qui passent leur temps à se demander ce qu'ils feraient s'ils gagnaient au Loto, moi je me demande qui j'appellerai le jour ou je devrai me débarrasser d'un corps (car il est très peu probable que je gagne un jour au Loto) je parcours la liste de mes amis, et j’hésite. Je pèse le pour et le contre d'une lâcheté éventuelle. Et puis, je me rends compte que le chois est plus complexe que prévu: aimer un ami. C'est aussi éviter de l'impliquer dans une histoire aussi sordide que risquée.
"Les bonnes idées viennent la nuit pendant que les mauvaises idées dorment."
La vie est une machine à explorer notre insensibilité. On survit si bien aux morts. C'est toujours étrange de se dire que l'on peut continuer à avancer, même amputés de nos amours. Les jours nouveaux arrivaient, et je leur disais bonjour.
Le cœur a quitté le corps avec politesse. Je l'ai regardée pendant de longues minutes. On savait la mort, on la connaissait, et pourtant elle arrivait toujours comme une stupéfaction. Cela me paraissait fou que son corps soit subitement vide de vie ; que son esprit soit vide de pensée. Et je trouvais choquant de ne pouvoir remédier à cette tragédie.
J'ai été si souvent en retard sur les mots que j'aurais voulu dire.
Il y a quelque chose de si étonnant chez le chat. Il a atteint cette aisance suprême du bonheur à ne rien faire. Les hommes n'y arrivent pas. Au bout d'un moment, ils sont obligés de gesticuler, de parler, d'organiser quelque chose.
La plupart de ceux que j'ai croisés dans la maison de retraite voulaient mourir. Ils ne disaient pas mourir d'ailleurs, ils disent "partir". Et aussi "en finir", pour souligner davantage le calvaire. Car la vie ne finit parfois jamais, c'est le sentiment qu'ils ont. On parle souvent de la peur de la mort, et c'est étrange comme j'ai vu autre chose. Je n'ai vu que l'attente de la mort. J'ai vu la peur qu'elle ne vienne pas.
Il pleuvait tellement le jour de la mort de mon grand-père que je ne voyais presque rien. Perdu dans la foule des parapluies, j'ai tenté de trouver un taxi. Je ne savais pas pourquoi je voulais à tout prix me dépêcher, c'était absurde, à quoi cela servait de courir, il était là, il était mort, il allait à coup sûr m'attendre sans bouger.
Il était méconnaissable. Les deux femmes se mirent à pleurer, surtout en pensant qu'il avait dû passer des semaines ici, seul, sans personne pour venir le voir, sans personne pour lui tenir la main. C'était comme une atrocité ajoutée à l'atrocité. Son autre œil était ouvert, mais paraissait comme éteint. Pourtant,il n'était pas aveugle. Le blessé regardait sa femme, puis sa fille, mais cette vision ne semblait susciter en lui aucune réaction. Désemparées, elles demandèrent à parler à un médecin, qu'on les rassure, qu'on leur dise n'importe quoi, mais pas la vérité.
Sans savoir pourquoi, il fut attiré par elle, c'était fou, c'était évident, c'était instinctif. Il devait à tout prix lui parler. Mais dès qu'il avança vers elle, il commença à souffrir. Cette image, cette fille sortant de l'église, le hantait déjà comme si elle était un souvenir et non le présent. Une fois face à elle, il se mit en travers de son chemin et lui dit : "Vous êtes si belle que je préfère ne jamais vous revoir."
Mon père aimait plus que tout ce souvenir car il estimait, sûrement à juste titre, que c'était la seule fois de sa vie où il avait été héroïque, étonnant, et même charmant. Il n'en revenait pas d'avoir été soumis à une telle pulsion. Et puis, bien sûr, pour saisir entièrement la saveur de ce moment, il fallait ajouter que cette femme allait devenir sa femme. Cette femme allait devenir ma mère.