Ce maître-livre est comparé, en quatrième de couverture, à ces bibliothèques portatives qu'emportaient les voyageurs du XIX°s, coffret d'oeuvres choisies des meilleurs auteurs dans un format maniable. De même, le Chateaubriand de Marc Fumaroli restitue le paysage intellectuel, littéraire et humain des Lumières finissantes, le nouvel exotisme et le nouveau romantisme naissant, et tout ce qui fait le paysage familier de Chateaubriand de 1800 à 1848. Nulle dispersion dans ce livre univers, mais une immense variété de figures et de langages qui se retrouvent, réfractés, dans l'oeuvre de l'auteur, essentiellement dans ses Mémoires d'Outre-Tombe(mais aussi les essais, les romans, les pamphlets beaucoup moins lus aujourd'hui). Donc l'analogie proposée par la quatrième de couverture est profonde : c'est à un véritable voyage au long cours que nous sommes invités, d'émerveillements en émerveillements, mais aussi de questions en questions, autour d'une interrogation de fond : que peut le poète pour la société et la nation qui sont les siennes, et quelle action lui est réservée par les puissants ? Chateaubriand dit tout sur l'engagement et ses mirages, un siècle avant Sartre et les artistes communistes.
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Le principe néfaste qui est à l'origine de ces errements est le même qui avait fait s'installer l'absolutisme en France après la Fronde et ce qui avait porté le despotisme à des sommets inconnus sous la Révolution et sous l'Empire : la terreur panique qu'inspire la société civile française à ceux qui la gouvernent et l'intimidation rétractée et préventive qu'ils mettent en oeuvre pour s'en protéger. Avec le génie satirique de Swift, Chateaubriand s'amuse à décrire la peur irraisonnée qui s'était emparée de la famille royale et de la camarilla de cour au moment de regagner Paris après Waterloo, les poussant à se jeter dans les pattes du régicide Fouché, l'inventeur et le patron de la police politique. Le même mécanisme de crainte avait poussé le roi trois mois plus tôt à la fuite précipitée, prématurée et sans le moindre effort pour organiser la résistance et galvaniser les forces fidèles, alors que Napoléon, jouant d'audace, était loin encore d'avoir la partie gagnée. Dans ses Mémoires, où il a raconté ses vains efforts pour rappeler Louis XVIII à la dignité et au véritable réalisme, le récit des journées de 1830 stigmatise l'alternance analogue, chez Charles X, entre l'autoritarisme imbécile des Ordonnances, dicté par une peur injustifiée, et la débandade panique aux premiers signes d'une rébellion populaire provoquée par les mesures mêmes qui prétendaient la prévenir.
Ainsi la méfiance de principe envers la société française, dont Louis XIV, tout triomphant qu'il était alors, avait donné l'exemple en 1661, est devenue une constante qui a résisté à 1789 et qui corrompt le premier régime renouant avec l'avant-1789 ; tantôt elle conseille la pleutrerie, tantôt le despotisme, rendant difficiles, sinon impossibles la confiance et le naturel que suppose une règle du jeu politique authentiquement libérale. La liberté est inséparable de la grandeur et du courage. La passion qui tenaille les tyrans comme leurs esclaves est une peur réciproque incontrôlable et incontrôlée. Et la peur est le principe de la terreur.
pp. 470-471, "Interregnum", Chateaubriand en politique.
Voltaire dans "Le Génie du Christianisme", p. 419 :
"Pour s'être moqué perpétuellement des moeurs et des coutumes de nos ancêtres", pour avoir combattu sans trêve la religion de sa patrie, Voltaire a durci la tradition littéraire dont il avait hérité au lieu de lui donner un souffle plus généreux. Ici Chateaubriand apporte son propre témoignage autobiographique : dans le sillage irrésistible du patriarche de Ferney, il a été de ces jeunes libertins, vieux avant l'âge, rongés d'une affectation de cynisme, atteints d'amnésie et surtout de stérilité précoces :
"Celui qui renie le Dieu de son pays est presque toujours un homme sans respect pour la mémoire de ses pères ; les tombeaux sont sans intérêt pour lui ; les institutions de ses aïeux ne lui semblent que des coutumes barbares ; il n'a aucun plaisir à se rappeler les sentences, la sagesse, et les goûts de sa mère. Cependant il est vrai que la majeure partie du génie se compose de cette espèce de souvenirs. Les plus belles choses qu'un auteur puisse mettre dans un livre sont les sentiments qui lui viennent, par réminiscence, des premiers jours de sa jeunesse."
Le Génie du Christianisme, 3° partie, livre 4, ch. 5.
A toutes les explications proposées à la "conversion" de Chateaubriand en 1799, on est tenté d'ajouter son désir de ne pas céder plus longtemps au progressisme historique des Lumières, qui réduisait la Terreur à un accident ou à une digression, et qui privait de sens les souffrances et le sacrifice de ses victimes. La grande intrigue chrétienne qui suppose, en sous-oeuvre des "révolutions" historiques, en contrepoids des souffrances et des crimes toujours plus inhumains dont elles s'accompagnent, une lente résurrection et ascension de l'humanité par la grâce cachée de la Croix, lui était nécessaire pour ne pas trahir les siens et les abandonner au hasard d'une histoire discontinue où à l'infamie de purs et simples dommages collatéraux au "progrès" des Lumières. Milton aura été pour lui ce que Virgile avait été pour Dante : son guide et son initiateur à une théologie providentielle de l'histoire, qui transmute la souffrance et le sang des innocents en escarboucles de lumière édifiant invisiblement une nouvelle Jérusalem.
p. 689
Ce renoncement des deux amis poètes [Fontanes et Chateaubriand] à consacrer le meilleur de leur énergie à l'art du vers français, que par ailleurs ils portaient si haut, est un fait capital, auquel l'histoire littéraire, déconcertée par la sécheresse du lyrisme des Lumières, éblouie par ,le renouveau poétique de la Restauration, n'a pas assez prêté attention. La "paresse" de Fontanes et le choix de la prose par Chateaubriand préfigurent en réalité la pente de plus en plus déclarée chez Baudelaire vers le poème en prose, la "crise de vers" que diagnostiquera Mallarmé avec la dernière lucidité et le silence de Valéry poète, qui n'est plus avec "Charmes" que prosateur et théoricien de la création poétique. Les deux amis laient trop étroitement la métrique et l'harmonie du vers français à l'ordre 'en acte' du royaume pour pouvoir imaginer, après la Terreur et dans son sillage, qu'il fût possible de restaurer cet ordre disparu à partir de la lyre ancienne trop finement et délicatement accordée. L'urgence dictait d'autres choix : l'éloquence "passionnée" pour Chateaubriand, le combat journalistique et l'action politique pour Fontanes.
p. 165
Le Chateaubriand des Mémoires ... comme Tocqueville, ... est persuadé que l'essence de la démocratie ne l'incline que trop vers des formes de despotisme totalitaire, inconnues, à ce degré d'insinuante et implacable coercition, de l'ancien monde et de ses artisanales tyrannies. Ce qui l'épouvante, à court et à long terme, c'est l'assoupissement, par les techniques de l'ingénierie sociale, du seul obstacle à vue humaine qui puisse contrecarrer les mécanismes d'un nouvel âge de fer, la passion de la liberté, avec ce qu'elle suppose de foi et de grandeur d'âme personnelles pour oser défier l'absolutisme inouï des différentes formes du moderne 'political correctness'.
p. 197
Cette émission "Une Vie, une Œuvre", consacrée à Boèce, dans laquelle intervient Marc Fumaroli, est diffusée le 11 juillet 1991, sur France Culture, et réalisée par Françoise Estèbe et Isabelle Yhuel. Autres invités : Philippe Hoffman, Colette Lazam, André Miquel et Michel Onfray.