J'avoue avoir été perdue au début des Racines du ciel par l'identité des personnages. Puis se détache Saint- Denis, fonctionnaire en charge du fonctionnement de l'AEF, l'Afrique Equatoriale française , couvrant le Congo, le Gabon, la Centrafrique, et le Tchad, (lieu du roman) pays qui deviendront indépendants (1960) 4 ans après la parution du livre de
Romain Gary.
Puis j'ai compris que
Romain Gary, lorsqu'il rapporte un dialogue, en fait toujours un dialogue répété à un troisième, ou à un quatrième interlocuteur. Tout est rapporté par personne interposée, rien n'est simple, un peu comme dans une conversation où les idées se croisent, s'entrechoquent, et où à la fin il est difficile de se rappeler qui a dit quoi.
Il est évidemment question de Morel, défenseur de la beauté de la nature et des éléphants. Mais nous ne croisons pratiquement jamais Morel, sauf au début où il dit que les éléphants n'ont rien à voir avec les saloperies
des hommes, et à la fin lors de sa traversée du désert ; nous ne savons de lui que ce que d'autres en disent à d'autres, et il n'est même pas présent à son procès.
Illuminé, naïf, misanthrope, renégat, et surtout, surtout, cachant derrière cette cause somme toute assez futile un projet politique, comme l'indépendance, voilà la réputation que les uns et les autres colportent.
Gary, en bon ambassadeur, ne rejette jamais les opinions adverses, au contraire : il les expose, ou plutôt les fait exposer par différents acteurs :
- Orsini, à qui on ne « fera pas croire » que Morel défende seulement les éléphants, et qui subodore avec haine un terrorisme latent.
- Saint Denis qui souhaite que l'Afrique garde ses rites, ses croyances, les pouvoirs des sorciers et doute que les indépendances ne soient pas autre chose qu'une « occidentalisation », livrées à des meneurs formés dans la métropole, aboutissant finalement à la corruption, le désordre, la misère et le totalitarisme .
- Waitari , formé en France et plus cultivé que la majorité des français illustre ce doute. Ex Député français, après avoir côtoyé Morel et essayé de le manipuler, il se propose de remplacer la flore et la faune inutiles par des tracteurs et des centrales électriques. Dis de façon plus modérée, et Gary le fait, il veut moderniser son pays et l'arracher aux croyances, aux pesanteurs tribales, aux traditions comme par exemple l'excision des jeunes filles, les cérémonies magiques, les couvents fétichistes, le pouvoir des anciens. le pouvoir, il le veut pour lui et il en a les capacités….
Pour Waitari, la défense des éléphants est un prétexte, un rideau de fumée destiné à cacher « les réalités hideuses : le colonialisme, la misère physiologique, le maintien de deux cent millions d'hommes dans l'ignorance crasse pour retarder ainsi leur émancipation politique ». Nous ne voulons plus, dit il, être le jardin zoologique du monde, nous voulons des usines et des tracteurs à la place des lions et des éléphants.
L'admirable dans ce livre, c'est la façon dont
Romain Gary, en faisant parler et réfléchir différents personnages, expose la difficulté de cette protection des éléphants et de la beauté des terres africaines, en développant la pensée de ses opposants et en en montrant la légitimité.
La pensée de ses opposants reflète la réalité de l'Afrique des années 1950 : ,outre la nécessité du progrès industriel, les chasseurs, pour la gloire d'exposer un trophée (pourtant peu glorieux, cf citation) , les profits de la vente des pieds et de l'ivoire pour les pianos, les boules de billard, crucifix et jeux d'échecs, mais aussi le besoin de viande des paysans africains, qui ont besoin de protéines pour survivre, et la tradition qui veut que chaque jeune doit tuer un éléphant et rapporter au village ses couilles( comme dans
le Lion de
Kessel) s'il veut se marier, sont parmi les raisons du massacre de ces pauvres bêtes.
Intérêts contradictoires, profits très puissants, doublés du fait que, comme les bisons en Amérique, la disparition des pachydermes peut paraitre inéluctable.
Pourtant, le petit idéaliste, Morel, reste imperméable aux influences, aux essais de manipulation et à tous ces discours. Il est « tombé entre les pattes d'un de ces agitateurs politiques auxquels nous avons inoculé, dans nos écoles, dans nos universités, et surtout par nos propos, nos préjugés, notre comportement, tous les maux dont nous sommes depuis si longtemps atteints : racisme, nationalisme absurde, rêves de domination, de puissance, d'expansion, passions politiques, tout y est. ».
Pourtant donc, par sa confiance, son obstination à croire à nécessité d'arrêter les tortures, à se croire porteur d'un message, par sa droiture, il se fait connaitre, ses aventures sont suivies dans le monde entier, sa cause gagne. Non, il ne se bat pas pour des raisons d'ordre politique, mais seulement pour les éléphants.
Livre foisonnant comme une jungle africaine, que Gary a connu et aimé , livre de géopolitique, où il est question du monde après le nazisme et les totalitarismes, de Bandoeng, du fait que l'humanité est née an Afrique, du carnage de Congo- Océan dont parle
Albert Londres, livre intelligent et drôle ( celui qui affirme aux journalistes qu'il n'a pas dévoilé de secrets militaires aux éléphants, celui qui a du mal à fermer le pantalon de son uniforme , celui qui fait appel à
Michel-Ange,
Ronsard et Bach pour contrer les détracteurs de l'humanité, puisqu'ils défendent les droits des animaux, le curé mal embouché, à qui on ne va apprendre le catéchisme, Minna, la belle et blonde allemande « amoureuse d'un homme qui lui était, pour ainsi dire, passé dessus à la tête de ses troupes », puis, sans doute par peur de la solitude, amoureuse de Morel. Peut être même, ironise Fields, le photographe américain, ils auront des enfants, ouvriront une boutique de souvenirs d'ivoire pour les touristes, « vous savez il a eu son moment de célébrité, c'est l'homme qui défendait les éléphants… mais il faut bien vivre ».
Livre complexe quant aux enjeux ; ce n'est pas du tout un livre monolithe pour l'arrêt de l'extermination de ces géants dont, enfant, j'imaginais et souhaitais l'intrusion dans un magasin de porcelaines, c'est un livre dont la perspicacité, la vision, la grandeur de vue, l'honnêteté d'exposer tout ce qui peut contredire sa propre pensée aboutit finalement à convaincre, ainsi que Morel, pourtant perdu au départ, arrive à convaincre les curés, Minna, les américains et même celui chargé de le tuer.
Gary s'est suicidé en 1980, et la réglementation sur la vente d'ivoire, si elle n'a pas arrêté les trafics, est intervenue en 1990. L'opinion mondiale avait été gagnée à la cause, les chasseurs sont en voie d'extinction, les safaris photographiques ont depuis longtemps remplacé les sombres safaris effectués, comme le dit Gary, par des alcooliques et des impuissants, et plus personne ne se vante, heureusement pour eux, d'avoir tué un éléphant.
Restent bien sûr quelques impuissants, mais personnellement, je n'en ai jamais croisé.