Le cortège fantôme avance péniblement. Ils marchent, lents et tristes, derrière le corbillard invisible de leurs compagnons morts. Il n'y a pas de salut militaire qui tienne. La seule chose qu'il faudrait faire, la seule chose qui aurait un sens, serait de se signer à leur passage.
Je meurs. Qui se souvient de moi ? Il aurait peut-être mieux valu mourir tout de suite. Je sens maintenant que le gaz a chassé tout l’air de mes poumons, je sens la mort inodore que je respire. Je ferme les yeux. Et je vois. Je vois que je ne mourrai pas seul. Je vois le siècle et c’est un avorton arraché du ventre de sa mère au forceps. Il est baigné de sang. Ils l’ont roué de coups. Je vois l’homme qui n’a plus de dents, plus de visage. Je vois l’homme qui pense être allé au bout de l’horreur mais qui connaîtra bientôt de nouveaux coups. Je vois le gaz qui rampe dans les campagnes. Je vois le grand siècle du progrès qui pète des nuages de moutarde, je vois ce grand corps éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. Le raz de marée qui m’emporte n’était qu’une vaguelette. Je meurs maintenant et cela me fait sourire car il m’est donné de voir, dans ces dernières hallucinations convulsées, les millions de souffrances auxquelles j’échappe.
Nous avions appris à décliner la peur sous toutes ses formes. Mais celle-ci nous était encore inconnue et je n'ai pas su m'en défendre. C'était la peur de l'attente. J'ai essayer de me concentrer sur ces trous que j'avais à faire. J'ai essayé de ne plus penser qu'à cette pelle, et aux paquets de terre que je jetais au-dessus de mon épaule. Mais cela n'a pas suffi. Tout mon corps s'est mis à trembler et je me suis mis à pleurer.
Je marche. Je connais le chemin. C'est mon pays ici. Je marche. Sans lever la tête. sans croiser le regard de ceux que je dépasse. ne rien dire à personne. Ne pas répondre si l'on s'adresse à moi. Ne pas ce soucier , non plus de ce sifflement dans l'oreille.
Et creuser la terre, s'enfoncer le plus profond possible sous le niveau de la surface du sol n'est pas une manière de faire la guerre. Mais juste, peut-être, une façon de ne pas la perdre.
LE MEDECIN
Les cris que poussent les hommes qui se débattent sur mes tables, je ne sais pas les nommer. De même que je ne saurais pas dire de quelle souffrance est atteint un homme qui se réveille en pleine nuit en se tordant de douleur parce qu'il souffre de la jambe qu'on lui a amputée la veille. Ces choses -là n'ont pas de nom.
Je mets des pansements sur les mots et j'ampute tes vivants.Il y a trop de cris autour de moi.Je n'entends plus les voix.Et je me demande bien quel visage a le monstre qui est là-haut,qui se fait appeler Dieu,et combien de doigts il a a chaque main pour pouvoir compter autant de morts
Pour la première fois, dans la poussière et la panique, pour la première fois au milieu de la douleur aiguë des hommes, j'ai pris à bras-le-corps la guerre et elle a dessiné sur mon uniforme son visage convulsé.
J'apprends à détester la pluie. Elle se glisse partout. Je la sens couler le long de mon échine. Je la sens me geler les chairs. Aucun moyen de se sécher. Il faut accepter d'être inondé en permanence. Attendre les ordres. (p. 73)
Le vieux siècle est mort.