Cette traversée iconographique érudite de presque tout un siècle qui questionne le sens de l'art via le vaste monde des représentations plastiques ne pouvait se faire qu'en la puissante et novatrice compagnie d'un façonneur de mots pourvoyeurs d'images tel que
Baudelaire, à l'ombre de T. Gautier son vrai mentor ou de quelques autres grands littérateurs. Belle et sombre traversée illustrée par "La Barque de
Dante" (
Eugène Delacroix, 1822) montrée à l'avant-propos et "L'Hommage à Delacroix" (Fantin-Latour, 1863) qui clôt cette lecture exigeante. Deux oeuvres picturales qui disent l'importance majeure d'
Eugène Delacroix dans la conception baudelairienne de la modernité. le panthéon artistique intime de
Baudelaire défile au gré des pages, à côté de la création contemporaine accrochée aux cimaises des Salons, en installant un face à face éloquent avec les trois chroniques signées de l'artiste (Salons de 1845, 1846 et 1859). Ce sont aussi les grandes oeuvres plastiques qui ont dominé la scène artistique du siècle, depuis David et le premier romantisme, puis d'Ingres à Courbet et jusqu'à Manet qui sont convoquées, au cours d'une vie chaotique marquée du fer de la syphilis, et parlent d'une période survoltée bruissante de débats esthétiques et de révolutions de tous ordres (politique, mediatique et technologique) auxquels l'artiste prit part ou fut associé de près ou de loin.
C'est une invitation d'un spécialiste du XIXe
Stéphane Guégan à se pencher en cinq étapes clé de la vie de
Baudelaire sur le rapport étroit qui l'unit sa vie durant aux arts visuels (peinture, sculpture, estampe). Depuis son enfance marquée par les collections paternelles de peintures et d'estampes et son adolescence admirative de Delacroix ou Goya,
Baudelaire restera curieux de tous les arts. L'impact qu'ils eurent dans son oeuvre se mesure à la fois dans l'espace critique et poétique investi par son écriture.
Baudelaire eut l'idée un temps de réunir l'ensemble de son oeuvre en un triptyque, incluant écrits critiques et poétiques, la censure des six pièces des "Fleurs" contraria ce projet... S'étant annoncé très tôt poète c'est à contre coeur qu'il emprunte les détours du journalisme pour exister dans le monde des Lettres et s'y fait remarquer à vingt-quatre ans, contraint et forcé par la tutelle financière humiliante imposée par sa famille, en rejoignant le club des critiques (Champfleury, Duranty notamment) grâce à son compte-rendu du Salon de 1845. Deux autres Salons (1846-1859) dépassant la forme de l'exercice de chronique littéraire du premier affirmeront le fond de sa vision anticipatrice des arts formalisée dans d'autres études et essais, nettement moins connus, que
Stéphane Guégan décortique ici pour nous. Ce qui distingue
Baudelaire du reste de la critique c'est sa liberté de ton et d'expression, sa plume mordante qui détrône les gloires du temps, le fait qu'il s'émancipe de la hiérarchie des genres, soit indifférent aux canons officiels, aux écoles et à tous les prêts à penser. Ses critiques dévoilent surtout la passion des arts de leur auteur bien avant la parution de son oeuvre-phare, "
Les Fleurs du Mal" (1857), dont les mystères métamorphiques du verbe occupent le chapitre central et passionnant du livre ("L'Imagier des Fleurs du Mal").
Outre les trois comptes rendus de Salons,
Stéphane Guégan s'attarde sur celui de l'exposition universelle de 1855, les articles sur le Rire et la Caricature (1855-1856) et encore sur l'essai "
Le peintre de la Vie moderne" (1863), pour rendre à l'approche critique baudelairienne l'unité et la cohérence d'une pensée qui infuse aussi toute sa création poétique. L'historien d'art parvient à réunir ici, ce qu'on peut aimer par-dessus tout, le critique d'art et le génie poétique dans une même passion pour l'image et les mots. Il y a bien sûr parfois de la posture esthétique chez
Baudelaire, certains regrettent même des errements d'appréciation, toujours discutables, Guégan retient à raison le rapport exceptionnel et quasi prémonitoire de
Baudelaire à l'art. Il met en avant celui qui ayant démoli la hiérarchie des genres, voit en Daumier l'égal de Goya et place la caricature au rang qu'occupait la peinture d'Histoire ; celui encore qui décloisonne les arts et renverse les valeurs par la place qu'il accorde à la subjectivité (du créateur et celle du spectateur) et au contexte historico-culturel indissociable de toute création, qui perçoit la beauté de la laideur. Celui qui s'autorise à exécuter Boulanger, Gleyre et Scheffer, à détester les machines de guerre de Vernet est le même qui ignore
Chasseriau ou qui, fidèle à sa conception du réalisme se met à distance des méga-compositions de Courbet avec lequel il partagea l'effervescence quarante-huitarde avant de s'en éloigner. Celui, ami de Nadar, qui pressent avant l'heure le narcissisme photographique ou qui, contre toute attente met la focale sur l'estampe de Manet plutôt que sur Olympia et lui préfère in fine
Constantin Guys promu par lui "Peintre de la Vie moderne" en 1863. Ainsi va
Baudelaire, critique et vibrant poète glorifiant "Le culte des images", libre et sans entraves.