Les poèmes d'Anne Hébert (1916-2000) nous parlent d'arbres, de lampes, de champs, de rues... Et pourtant, voici que cette réalité toute simple, toute nue, on a l'impression, en lisant ces vers, de la redécouvrir. Sous la plume de la grande poétesse québécoise, choses et mots acquièrent une jeunesse saisissante et une étrangeté qui n'appartient qu'aux rêves.
Dans le poème « Naissance du pain », il est ainsi question « de faire parler le pain »... Mais ce « récit » de la fabrication d'une miche de pain, «cette lente maturité de la croûte et de la mie » se double de l'évocation cosmique de la création du monde, associée à la germination du blé et à celle des moissons. C'est également l'occasion d'évoquer le rôle du pain comme aliment civilisateur, séparant l'homme de l'animal, un aliment capable de faire naître un dieu, « enfant blême, au bord des saisons mis en croix »...
Quand on lit à la suite les quatre recueils composant « Ouvres poétiques, 1950-1990 », on est très vite frappé par la cohérence d'une voix, qui se trouve dès les premiers vers, et que l'on reconnaîtra tout au long du livre : une voix sans fioriture, qui ne cherche pas à en mettre plein la vue, mais plutôt à dire le monde au plus juste et au plus près. « Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut qui vient de toute parole juste, vécue et exprimée », proclame Anne Hébert.
Mais, cette édition qui couvre quarante années de création poétique permet aussi de mesurer des évolutions. Après une première période assez sombre, hantée par des images de dépression, de solitude et de mort (« Il y a certainement quelqu'un/Qui m'a tuée/Puis s'en est allé/Sur la pointe des pieds/Sans rompre sa danse parfaite... »), l'auteur accède à une forme d'apaisement qui se traduit par un passage du « je » au « nous », ou au « tu ». Les thèmes sont alors ceux de la libération et de la (re)naissance, combinés aux motifs de la neige, de l'oiseau, de la pluie et du vent, qu'Anne Hébert partage avec Saint-John Perse. Comme chez ce dernier, le vers devient plus ample, le poème s'allonge et la forme du verset s'impose peu à peu :
« La vie est remise en marche, l'eau se rompt comme du pain, roulent les flots, s'enluminent les morts et les augures, la marée se fend à l'horizon , se brise la distance entre nos sœurs et l'aurore debout sur son glaive. »
Dans les poèmes les plus récents, l'ouverture au monde s'accentue encore, avec des textes à nouveau brefs, plus accessibles et des évocations un peu plus anecdotiques : la nage, l'été, le matin (« C'est un matin ordinaire/Tout gris de nuit/Comme une taupe secoue la terre /Sur son pelage d'argent... »)
Signalons enfin toute une série de poèmes d'amour, qui comptent, à mon avis, parmi les plus beaux de la poésie contemporaine : chez Anne Hébert, l'amour n'est pas une expérience simple, et n'est jamais de tout repos ; il se gagne à chaque instant, et même dans les moments de plénitude, la menace de la dislocation du couple continue de planer ; c'est le cas par exemple dans le poème « Amour », qui se termine ainsi : « Toi, le mystère repris, toi, mon doux visage étranger, et le coeur qui se lamente dans mes veines comme une blessure. »
Vous l'aurez compris, la poésie d'Anne Hébert exige beaucoup de son lecteur ; elle est âpre, violente, difficile, mais belle aussi, et addictive : pour qui y a goûté, difficile ensuite de l'oublier.
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Une des oeuvres maîtresses de la poésie québécoise à ses tout débuts. Un livre nécessaire à lire pour tout poète en formation.
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Il est intéressant de connaître aussi l'oeuvre poétique de cette écrivaine.
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TROP À L'ÉTROIT
Trop à l'étroit dans le malheur, l'ayant crevé comme une vieille peau
Vieille tunique craque aux coutures, se déchire et se fend de bas en haut
L'ayant habité à sueur et à sang, vétuste caverne où s'ébrèche l'ombre du soleil
Ayant épuisé de tristes amours, la vie en rond, le cœur sans levain
Nous sommes réveillés un matin, nus et seuls sur la pierre de feu
Et la beauté du jour nous trouva sans défense, si vulnérables et doux de larmes
Qu'aussitôt elle nous coucha en joue comme des fusillés tranquilles.
AMOUR
Toi, chair de ma chair, matin, midi, nuit, toutes mes heures et mes saisons ensemble,
Toi, sang de mon sang, toutes mes fontaines, la mer et mes larmes jaillissantes,
Toi, les colonnes de ma maison, mes os, l'arbre de ma vie, le mât de mes voiles et tout le voyage au plus profond de moi,
Toi, nerf de mes nerfs, mes plus beaux bouquets de joie, toutes couleurs éclatées,
Toi, souffle de mon souffle, vents et tempêtes, le grand air de ce monde me soulève comme une ville de toile,
Toi, cœur de mes yeux, le plus large regard, la plus riche moisson de villes et d'espaces, du bout de l'horizon ramenés.
Toi, le goût du monde, toi, l'odeur des chemins mouillés, ciels et marées sur le sable confondus,
Toi, corps de mon corps, ma terre, toutes mes forêts, l'univers chavire entre mes bras,
Toi, la vigne et le fruit, toi, le vin et l'eau, le pain et la table, communion et connaissance aux portes de la mort,
Toi, ma vie, ma vie qui se desserre, fuit d'un pas léger sur la ligne de l'aube, toi, l'instant et mes bras dénoués,
Toi, le mystère repris, toi, mon doux visage étranger, et le coeur qui se lamente dans mes veines comme une blessure.
(extrait de "Poèmes anciens" 1961-1980) pp. 106-107
NEIGE
La neige nous met en rêve sur de vastes plaines, sans traces ni couleur
Veille mon cœur, la neige nous met en selle sur des coursiers d’écume.
Sonne l’enfance couronnée, la neige nous sacre en haute-mer, plein songe, toutes voiles dehors.
La neige nous met en magie, blancheur étale, plumes gonflées où perce l’œil de cet oiseau.
Mon cœur ; trait de feu sous des palmes de gel file le sang qui s’émerveille.
(MYSTÈRE DE LA PAROLE )
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Et voici la première version du poème :
NEIGE
La neige nous met en rêve
Sur de vastes plaines,
Sans traces ni couleur.
Veille mon cœur,
La neige nous met en selle
Sur des coursiers d’écume.
Sonne l’enfance couronnée,
La neige nous sacre en haute-mer,
Plein songe,
Toute voile dehors.
La neige nous met en magie.
Blancheur étale.
Plumes gonflées
Où perce l’œil de cet oiseau.
Mon cœur ;
Trait de feu sous des palmes de gel
Fille de sang qui m’émerveille.
(MYSTÈRE DE LA PAROLE, 1960)
LA SAGESSE M'A ROMPU LES BRAS
La sagesse m'a rompu les bras, brisé les os
C'était une très vieille femme envieuse
Pleine d'onction, de fiel et d'eau verte
Elle m'a jeté ses douceurs à la face
Désirant effacer mes traits comme une image mouillée
Lissant ma colère comme une chevelure noyée
Et moi j'ai crié sous l'insulte fade
Et j'ai réclamé le fer et le feu de mon héritage.
LEÇON DE TÉNÈBRES
S'endormir debout
Comme un arbre
Dans la nuit
Sans cils ni paupières
Les yeux grands ouverts
S'emplir de nuit
À ras bord
Le cœur noir de la nuit
Ruisselle sur mon cœur
Change mon sang
En encre de Chine
La nuit fluide coule dans mes veines
Je m'enracine en forêt noire
Chevilles liées
Âme dissoute dans la nuit
Immobile
Attendre que les temps soient révolus
Dans l'espoir d'une petite étoile
À l'horizon couleur de suie.
« Une anthologie de femmes-poètes ! - Eh oui, pourquoi pas ?
[…]
On a dit du XIXe siècle que ce fut le siècle de la vapeur. le XXe siècle sera le siècle de la femme. - Dans les sciences, dans les arts, dans les affaires et jusque dans la politique, la femme jouera un rôle de plus en plus important. Mais c'est dans les lettres surtout, - et particulièrement dans la poésie, - qu'elle est appelée à tenir une place considérable. En nos temps d'émancipation féminine, alors que, pour conquérir sa liberté, la femme accepte résolument de travailler, - quel travail saurait mieux lui convenir que le travail littéraire ?! […] Poète par essence, elle s'exprimera aussi facilement en vers qu'en prose. Plus facilement même, car elle n'aura point à se préoccuper d'inventer des intrigues, de se créer un genre, de se faire le champion d'une idée quelconque ; - non, il lui suffira d'aimer, de souffrir, de vivre. Sa sensibilité, voilà le meilleur de son imagination. Elle chantera ses joies et ses peines, elle écoutera battre son coeur, et tout ce qu'elle sentira, elle saura le dire avec facilité qui est bien une des caractéristiques du talent féminin.
[…]
Et puis, au moment où la femme va devenir, dans les lettres comme dans la vie sociale, la rivale de l'homme, ne convient-il pas de dresser le bilan, d'inventorier - si l'on peut dire, - son trésor poétique. Les temps sont arrivés où chacun va réclamer le bénéfice de son apport personnel. […] » (Alphonse Séché [1876-1964])
« Il n'y a pas de poésie féminine. Il y a la poésie. Certains et certaines y excellent, d'autres non. On ne peut donc parler d'un avenir spécial de telle poésie, masculine ou féminine. La poésie a toujours tout l'avenir. Il naîtra toujours de grands poètes, hommes ou femmes […]. Où ? Quand ? Cela gît sur les genoux des dieux, et nul ne peut prophétiser là-dessus.
[…]. » (Fernand Gregh [1873-1960])
0:00 - Jeanne Neis Nabert
0:53 - Jeanne Galzy
1:24 - Anie Perrey
2:06 - Katia Granoff
2:45 - Louise de Vilmorin
3:32 - Yanette Delétang-Tardif
4:31 - Anne Hébert
5:13 - Générique
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Références bibliographiques :
Alphonse Séché, Les muses françaises, anthologie des femmes-poètes (1200 à 1891), Paris, Louis-Michaud, 1908.
Françoise Chandernagor, Quand les femmes parlent d'amour, Paris, Cherche midi, 2016.
Jeanne Galzy, J'écris pour dire ce que je fus…, poèmes 1910-1921, Parthenay, Inclinaison, 2013.
Katia Granoff, La colonne et la rose, Paris, Seghers, 1966.
Images d'illustration :
Jeanne Galzy : https://pierresvives.herault.fr/1377-jeanne-galzy.htm
Anie Perrey : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d2/Btv1b8596953w-p060.jpg
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Yanette Delétang-Tardif : https://www.memoiresdeguerre.com/2019/03/deletang-tardif-yanette.html
Anne Hébert : https://artus.ca/anne-hebert/
Bande sonore originale : Arthur Vyncke - Uncertainty
Uncertainty by Arthur Vynck
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