Elle préfère se mentir, comme on ment quand on dit que le soleil se lève, comme elle ment lorsqu’elle dit qu’il y a du sang sur la paume du cactus, simplement pour contempler plus longtemps ce fantôme qu’elle tente de ramener à la vie dans un conte qu’elle livre à la radio. Elle connaît pourtant la vérité, elle n’est plus la saigneuse de cactus qu’elle a été et ce n’est pas du sang, mais de la couleur qui coule sur la paume du nopal. Le rouge d’une fleur ou de la chair, allez savoir ce que chacun peut y voir. Sofia, elle, se contente de sa vérité.
Certains souvenirs, ceux qu’on enfante dans le présent et aux extrêmes limites du monde, restent à jamais dans ce lieu impossible à retrouver, dans ces îles homériques au goût de perfection ; chaque jour toujours plus beaux et chaque minute toujours plus étrangers. Ces séjours provisoires, qui trop brièvement donnent Tout, je vous le dis, ressemblent à l’enfer. Or, si cet enfer se représentait à nouveau, dans ses fleuves, je m’y jetterais sans hésiter un instant, car les fleuves les plus forts prennent leur source au paradis.
Danser pour être avec les autres, pour s’étonner du monde qui l’entoure, c’est ce qui plaît à Sofia. Oublier le temps d’une soirée la peur de perdre La Nopalera, sa culture, son identité, pour se liquéfier dans ces corps allant et venant sans ordre aucun, se frottant, se frôlant, se désirant, se déchaînant. Un groupe de drag-queens vient tout juste de passer le pas de la porte et prend d’assaut la machine à karaoké, alors que Suzanne et Sofia enchaînent les cocktails et les shooters, assises au comptoir.
En fait, le rouge cochenille n’est pas un rouge à proprement parler, mais toutes les nuances qui en découlent : du brun oxydé de la terre boueuse et argileuse au sombre violacé des nuits d’orage, en passant par les frappants fuchsias des robes des plus belles courtisanes de Mitla et le sang brûlant de la chair qui se déchire. On dit que la couleur de la cochenille est à l’image du Mexique. Une fois qu’on a compris la façon dont cette couleur se révèle, c’est avec plus de révérence qu’on s’en approche.
Nous sommes comme les roseaux verts : une fois coupés, ils ne verdissent plus jamais ! Les hommes, au contraire, possèdent une âme qui vit éternellement, qui vit après que leur corps s’est changé en poussière ; cette âme monte à travers la subtilité de l’air jusqu’aux étoiles qui brillent, et, de même que nous nous élevons du fond des eaux pour voir le pays des hommes, ainsi eux s’élèvent à de délicieux endroits, immenses, inaccessibles aux peuples de la mer.
Reportage sur le projet Baie Déception