La diaspora comme construction dynamique, espace de fiction actif
« Les survivants du génocide de 1915 qui empruntent les chemins de l'exil seront des réfugiés apatrides, pour la plupart orphelins, et porteurs d'un passeport où figure la mention du ”sans-retour” possible. Il y a donc nécessité de mettre au jour des pratiques sociales concrètes de territorialisation (par exemple la formation de quartiers spécifiques) avec des représentations. L'imaginaire collectif déploie les thèmes de la patrie perdue, d'un impensé généalogique, des territoires abandonnés, confisqués et engloutis, sans compter le thème de la perpétuelle errance migratoire.
Le travail de mémoire autour du phénomène de diaspora fait ainsi apparaître la dimension du territoire sous de multiples aspects et significations : territoire inventé, territoire de l'échange, mythe du retour au territoire, territoire de l'exil, territoire national et transnational, territoire politique, territoire circulaire. »
La revue débute par un article de
Martine Hovanessian « Diasporas et identités collectives ».
L'auteure discute, entre autres, de la notion de diaspora, des représentations de la mémoire collective, des stratégies identitaires dont les identités narratives, des espaces communautaires, de
l'imaginaire national, du sentiment d'appartenance, de la référence à l'exil, des commémorations avant de conclure sur « L'appartenance à une diaspora forme de politisation d'une condition de minoritaire ».
Trois citations :
« Nous devons absolument tenir compte de l'existence d'un niveau d'appartenance moins malléable que la stratégie identitaire. Ce niveau déploie des références culturelles formant une toile, un arrière-fond sur lequel l'individu inscrira son propre registre identitaire, une sorte d'idée de la nation référée à un ensemble d'associations historiques avec un lieu précis et la rupture violente avec ce lieu. »
« La singularité de l'exil est une expérience du ”hors-lieu”, une sorte de culture de la survivance, un sentiment de ”dépropriation du sentiment d'existence”, à ne pas confondre avec un déplacement migratoire »
« La nation, en tant que ”communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine” selon
Benedict Anderson, puise sa raison d'être dans ce que Hobsbawn signifie ainsi : ”Elle naît du besoin de combler le vide affectif laissé par la disparition, la désintégration ou encore l'indisponibilité des communautés humaines et des réseaux réels”. ”L'introduction des aspects culturels traduit une ancienne existence et la référence à la tradition confère au passé une sorte d'autorité transcendante”. »
Il me semble nécessaire de « séparer » les imaginaires nationaux, qu'ils se basent ou non sur des faits réels (ici le réel du génocide et de l'exil, ou pour les Juifs/Juives d'Europe, la réalité de la destruction industrielle par l'appareil d'État nazi et l'invention « historico-religieuse » de l'exil, à une époque où le concept de nation n'existe pas, etc…), de leurs effets réels, mais toujours historiquement inscrits. Car ces imaginaires ont des effets matériels bien concrets, qui ne peuvent être écartés, comme de simples idées, fantasmes ou inventions. D'autant qu'elles participent à la fois de la domination et de l'émancipation.
Pour
Martine Hovanessian, les travaux sur l'immigration contribuent « à restaurer de la visibilité et à briser les effets diffus de l'histoire déniée consistant à rentrer une population dans une catégorie ”hors norme”, étant donné la nature même de la rupture avec la société d'origine ».
Les articles suivants traitent des Arméniens à Marseille, de la présence arménienne dans l'entre-deux-guerres dans la région Rhône-Alpes, du 9ème arrondissement de Paris, de la communauté arménienne de Thessalonique, des arméniens à Los Angeles, des arméniens à Moscou depuis la dissolution de l'Urss, de la migration des arméniens à Buenos Aires, de la migration arménienne vers Paris et sa région dans la période 1988-2004. J'ai particulièrement été intéressé par l'article d'Annick Lenoir-Achdjian sur « L'évolution de l'identité arménienne à Montréal » et son traitement des relations entre les parents et les écoles arméniennes. L'auteure analyse le mythe de l'apatride, le mythe de l'unité nationale et le mythe du retour. Elle insiste sur « une caractéristique importante des communautés en diaspora réside dans le sentiment d'appartenir à un ensemble identitaire distinct, construit sur la base d'une mémoire collective commune » ou sur la place du « lieu absent », des divisions entre l'espace symbolique et privé, « être visible au sein du monde arménien, tout en demeurant invisible aux non-arméniens ». L'insertion dans le présent, sous le poids de la mémoire vive, des pratiques ou imprégnations religieuses, forcément différenciée suivant les générations, engendre des « contradictions » qui posent différemment l'articulation entre les identités multiples. « le mode d'existence des diasporas – le transnationalisme et l'exil – ne peut se maintenir qu'en présence d'un mythe constamment ritualisé, témoignant de la fin d'une histoire et en même temps de son nouveau commencement. »
Le dossier se termine par un dialogue entre
Martine Hovanessian et
Gérard Chaliand, un état des lieux des « langues et identités des Arméniens de la diaspora » et une étude sur le rôle des revues littéraires d'après la Catastrophe.
Un riche numéro sur les territoires de la mémoire, des constructions imaginaires, de la place de l'exil et des sentiments nationaux pour des populations déracinées par la force.
« Personne n'est défini une fois pour toutes par des limites de langue, de territoire ou d'appartenance. Chacun est en devenir. » (
Seyhmus Dagtekin).