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EAN : 978B09MGB8D1D
196 pages
Alma Editeur (07/01/2022)
3.58/5   32 notes
Résumé :
Amsterdam, 1656. Alors que Rembrandt voit ses créanciers à sa porte, il croise dans la foule le regard bleu d’un inconnu qui immédiatement capte son attention. Cet homme, Comenius, est un philosophe et pédagogue tchèque qui a été contraint par la guerre de quitter son pays. Cette première rencontre signe le début d’une amitié insolite et de plusieurs face-à-face passionnés, intimes et inattendus.
Sur fond de siècle flamboyant, nous sommes conviés à les écout... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (11) Voir plus Ajouter une critique
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Lenka Hornakova-Civade raconte en post-face comment elle a été happée par un tableau exposé à la galerie des Offices à Florence, le portrait d'un vieillard assis et son regard profond et lumineux empli d'une humanité généreuse. Un tableau sans titre, ni signature, peint dans les années 1660, attribué depuis peu au grand Rembrandt. Il est communément admis qu'il serait le portrait de Comenius, philosophe humaniste et pédagogue morave, ancré dans la conscience collective tchèque ( dans chaque commune, au moins une école porte son nom ). Leur rencontre est hautement probable, Comenius vivant à partir de 1656 à Amsterdam dans le même quartier que le peintre.

L'auteure a rêvé une merveilleuse conversation entre ces deux grands hommes. Elle nous fait pénétrer dans l'atelier de Rembrandt et imagine ce qu'ils se disaient lors des longues séances de pose qu'exigeait le maître hollandais. de sa plume ciselée, elle décrit des face-à-face passionnés, intimes et inattendus, presque un combat entre l'ombrageux et colérique Rembrandt plein de l'orgueil du démiurge et le doux utopiste Comenius dont le mystère résiste à la perspicacité du peintre qui semble s'épuiser à lire dans le regard bleu transparent de son insaisissable modèle.

Pourtant, on comprend bien ce qui les unit, animés de la même soif : tracer un chemin vers la vérité et l'universel afin de trouver l'humain. Rembrandt empruntera la voie artistique dans son extensionnalité quand Comenius se fera chantre acharné de la paix, possible selon lui par une éducation commune à tous les Européens, hommes et femmes, optimiste persuadé que l'homme est perfectible à mesure qu'il progresse dans la connaissance. Dans une alternance de points de vue qui glisse de l'un à l'autre, les deux hommes finissent par baisser la garde et se dévoilent plus intimement, leurs doutes en tant qu'homme et père, leurs méditations sur la mort, le deuil et l'immortalité, presque un bilan de vie pour deux hommes à l'âge déjà fort avancé.

Le XVIIème siècle est une période passionnante que Lenka Hornakova-Civade explore avec intelligence à travers la rencontre Rembrandt-Comenius. La modernité est en marche sans que ce soit pour autant le siècle des Lumières. L'homme s'émancipe mais les contours de l'Europe reste incertain avec les derniers soubresauts des guerres de religion. Les traités de Westphalie de 1648 ont enfin instauré la paix mais l'Allemagne est émiettée en principautés catholiques et protestantes, l'Europe centrale est la grande perdante dominée par les Habsbourg. Comenius incarne la figure du migrant, lui le tchèque protestant chassé de son pays par la noblesse catholique triomphante, exilé tour à tour en Pologne, Angleterre, Suède, Hongrie puis Pays-Bas.

Au-delà de toutes ces qualités, ce que j'ai le plus apprécié dans ce roman, ce sont les magnifiques passages sur la peinture. L'auteure y déploie une large palette de mots plein de sensibilité pour laisser voir le peintre au travail avec son modèle.

« Je vais le redresser mon modèle, poser ses coudes sur les accoudoirs, joindre ses mains, travailler son regard. Et sa barbe. La barbe est aux hommes ce que la coiffure est aux femmes. La sienne esr blanche, trop blanche pour être vraie. Je vais l'arranger un peu, lui donner plus de panache, du mouvement. Il faudra que je lui dise un jour quel soin je prends de lui. Au bout de quelques minutes, ma main oeuvre au rythme de sa respiration, même si je ne perds pas de vue mes précédents dessins et tout mon travail préparatoire. Je fais son portrait, pas le mien.
Je pourrais le peindre jeune.
Oui, je pourrais le rajeunir, au moins de quelques années ou de quelques voyages, ou de quelques morts dont il ne veut pas me parler que je sens présents. Rien que cette barbe avec ses reflets de terre de Sienne, puis ce dos qui devient plus droit ... Assez de vieux et de vieilleries aujourd'hui. le médecin n'a pas fait preuve de la même délicatesse que moi. Il est plus cruel que le peintre. Il n'a pas modifié, arrangé la réalité, ma réalité. Sa sincérité était trop évidente, je me suis vu tel que je suis, approchant de la mort. Il parait que je dois remercier Dieu d'être arrivé à mon âge, avec mon caractère et ma singulière manière de vivre ? Tiens, Comenius est plus courbé que moi, voilà qui me rassure. En le redressant, je me redresse. »

Et c'est un grand plaisir de lire tout en admirant les toiles évoqués : le portrait de Comenius évidemment, mais également les portraits de Saskia la première épouse de Rembrandt, ceux des riches négociants Margaretha de Geer et Jacop Trip ou encore de Siméon dans le temple.
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"Omnia sponte fluant, absit violentia rebus"

"Que tout s'écoule spontanément, qu'il n'y ait aucune violence en quoi que ce soit" était la devise de Jan Amos Komenský, dit Comenius. Tout comme le peintre Rembrandt van Rijn, ce fut un esprit exceptionnel qui a dépassé son époque, et l'idée que ces deux hommes auraient pu se connaître est séduisante. Voire assez probable.

Le célèbre peintre - esprit rebelle dans la ville la plus libre du 17ème siècle - est maintenant officiellement considéré comme l'auteur de la toile anonyme de la galerie des Offices, qui représente un vieillard charismatique... Homère, le poète aveugle, créateur d'Ulysse.
Bien des indices laissent supposer que son modèle fut l'humaniste, philosophe, écrivain, réformateur et pédagogue appelé "enseignant des nations", Comenius.
Cette toile jamais achevée, qui demandait sûrement de longues séances de pose, aurait eu une importance toute particulière pour Rembrandt, qui traversait alors des temps difficiles.
Selon des sources historiques, Comenius habitait le quartier de Westenmarkt à Amsterdam dans le proche voisinage de Rembrandt, et les deux hommes fréquentaient la riche famille de Geer, dont les membres étaient souvent peints par le second. C'était avant tout Marguerite de Geer qui finançait les travaux de Comenius, l'invitait dans la maison familiale, et discutait avec lui en compagnie des notables d'Amsterdam.

Lenka Horňáková-Civade n'a pas résisté à la tentation d'imaginer la rencontre des deux génies qui avaient beaucoup en commun, même si tout les opposait au premier regard. Rembrandt le peintre orgueilleux, bon vivant, tout feu tout flamme, qui n'a jamais quitté Amsterdam, qui vivait ici et maintenant, et qui n'avait que faire de spéculations philosophiques et des utopies sur un monde meilleur... et Comenius, force tranquille, éternel exilé qui a dû renoncer à tout, sauf à sa foi en Dieu et en un monde meilleur. Un artiste en blouse couverte de peinture, qui transcende le monde ordinaire sur la toile à sa façon et selon sa conscience, et un philosophe-théologien en sombre habit des Frères Moraves, qui recourt au papier et à la plume pour faire, après tout, la même chose.
A quoi aurait pu ressembler leur relation ? de quels sujets auraient-ils pu discuter ?

On a ici un double portrait original, qui reflète les lieux et l'époque appelée "l'âge d'or d'Amsterdam". La Hollande, puissance pragmatique basée sur le commerce, régnait alors sur les mers et sur un bon bout de monde, et sa tolérance en matière d'opinions était réputée.
Le livre commence par la scène de saisie des biens de Rembrandt par ses créanciers, dont Comenius devient par hasard le témoin. Un regard bleu dans la foule... On est en 1656, la guerre de Trente Ans est sur le point de se finir, mais pour la Bohême c'est le début d'une longue période noire. La signature des traités de Westphalie a mis fin à tous les espoirs des protestants de revenir un jour de l'exil, et Comenius est contraint de passer le reste de ses jours en Hollande.

Ne vous attendez surtout pas à une double biographie détaillée. Certes, lors des séances de peinture, les deux hommes se racontent mutuellement leur vie et leurs peines privées ; on parle aussi de la peinture. Mais le but de ces entretiens imaginaires est avant tout de pénétrer leur pensée. Leurs opinions sur le monde, sur la vie, sur Dieu. Sur les grandes oeuvres qui mènent à l'immortalité. Sur l'exil, l'identité, l'Europe :
"Ulysse sillonna le monde connu de son temps sans avoir la moindre notion de l'Europe. Pour lui, l'Europe, c'est une belle jeune fille venue d'Asie sur un taureau blanc, Zeus lui-même. En accomplissant son retour mythique, Ulysse pose la première pierre de l'Europe. Tu as raison, Rembrandt, nous prenons racines dans les mythes que nous connaissons tous. J'ai compris, lors de mes voyages, qu'Europe est réelle. Europe n'est pas un mythe, dans sa diversité elle existe", dit le Comenius du roman. En précisant que pour un avenir meilleur, il faut commencer par une éducation de bonne qualité, accessible à tous, et dès la petite enfance.
Le lecteur comprendra donc rapidement que le modèle du portrait prend l'avantage sur le portraitiste, malgré l'espace relativement équilibré donné aux deux personnages.
Ce n'est certainement pas par hasard que le livre est sorti en 2022, quand la République Tchèque se rappelait l'héritage de Comenius à l'occasion du 430ème anniversaire de sa naissance, et il représente aussi, à sa façon, une réaction à la multiple crise européenne.
Je n'ai vraiment découvert Comenius qu'en ouvrant par curiosité "Le labyrinthe du monde et le paradis du coeur", son titre le plus notoire, que peu de gens ont lu vraiment. Outre le tchèque baroque absolument splendide, j'ai trouvé aussi un esprit qui, depuis, n'arrête pas de m'étonner. Ses manuels scolaires illustrés pourraient servir encore aujourd'hui. Ses propositions de réformes pour le bon fonctionnement de la société sont simples, claires et pertinentes (pourquoi chercher encore, puisque tout est déjà parfaitement détaillé dans "De rerum humanarum emendatione", 1662 ?), et je suis d'accord avec le "comeniologue" professeur Floss que si la mordante satire du "Labyrinthe" était poussée encore d'un cran au-dessus, la Bohême aurait pu avoir son propre Rabelais. Mais Rabelais n'était pas contraint à l'exil permanent, et les aspirations de Comenius étaient différentes.
Les puissants du 17ème siècle s'arrachaient le pédagogue réformateur, et ce sont les Lumières qui l'ont ensuite relégué à l'obscurité. Jugé trop "mystique" (ce qu'il fut incontestablement aussi, avec ses penchants rosicruciens, sa foi dans le prédicateur illuminé Mikuláš Drabík, et ses ouvrages ésotérisants comme "Via Lucis" - vous ne trouverez d'ailleurs pas ces choses dans le roman !), il n'a pas trouvé sa place dans l'Encyclopédie, et ses idées clairvoyantes sont tombées dans l'oubli. Je pourrais longuement continuer sur son sujet... je pourrais mentionner par exemple l'anecdote où le jeune Comenius se ruine à Heidelberg pour acheter un manuscrit des calculs de Copernic - sans être d'accord avec le livre, il sentait qu'il devait être d'une importance majeure - et sans un sou, il rentre ensuite en Bohême à pied, le précieux ouvrage "hérétique" dans son sac. L'histoire de l'incendie de Leszno en Pologne, où il a perdu en quelques secondes le dictionnaire de la langue tchèque, fruit de trente ans de travail, ou encore sa rencontre mitigée avec Descartes.
Mais je vais m'arrêter là, en vous recommandant le livre.
La seule chose que je pourrais lui reprocher, c'est son style parfois trop didactique. Autant que Rembrandt s'y incarne en chair et en os, autant ce Comenius littéraire manque quelque peu d'humour et de mordant que l'on trouve dans ses propres textes. Mais c'est une agréable lecture, sage et pleine d'intérêt.
Le siècle des Lumières nous a appris à avancer vite, en regardant droit devant. Il ne serait peut-être pas inutile de s'arrêter, parfois, faire une pause, et lever le regard de la terre vers le haut. Même Rembrandt le savait bien, tout en affirmant le contraire...
4/5... et continuons à lire, à observer et à apprendre !
“Les riches sans sagesse sont-ils autre chose que porcs engraissés par le son ? Les pauvres qui ne comprennent rien, que sont-ils, sinon des ânes malheureux condamnés à porter la charge ?”

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A Amsterdam en 1656, alors que, fulminant, Rembrandt assiste à la saisie de ses biens par ses créanciers, il croise un obsédant regard bleu dans la foule venue assister à sa déconfiture. Contre toute attente, ce premier contact avec le philosophe et pédagogue tchèque Comenius, contraint à l'exil par la Guerre de Trente Ans, initie une relation amicale entre les deux hommes, qui, au fil de leurs discussions dans l'atelier où Rembrandt s'évertuera à capturer sur sa toile le regard qui l'a tant troublé, en viendront insensiblement à s'apprécier chaque fois un peu plus.


C'est en tombant à la Galerie des Offices à Florence sur une toile, sans titre ni signature, mais récemment authentifiée comme un portrait de Jan Amos Komensky, dit Comenius, par Rembrandt, que Lenka Hornakova-Civade a eu l'idée de ce roman. Ce tableau suggérant que les deux hommes se sont sans doute côtoyés à Amsterdam, elle a imaginé leur dialogue, dans une confrontation de leurs visions du monde, l'un peintre majeur de notre histoire, l'autre penseur ancré dans la mémoire collective tchèque.


Peu connu en France, ce dernier s'avère d'une modernité étonnante – en particulier au regard de l'actualité récente -, lorsqu'en véritable visionnaire dans l'Europe à feu et à sang du XVIIe siècle, il propose, seul contre tous, un programme digne de l'UNESCO : éducation pour tous grâce un système scolaire international, coordination politique européenne pour le maintien de la paix entre nations, réconciliation des Eglises au sein d'un christianisme tolérant. Belle utopie à une époque qui en était encore, notamment, à juger pernicieuse l'éducation des filles, aux capacités intellectuelles d'ailleurs communément admises inférieures à celles des garçons, et où chaque souverain tentait d'imposer sa religion dans une Europe déchirée par des guerres incessantes entre catholiques et protestants.


De ces deux géants investis d'un génie en nette rupture avec leur temps, Lenka Hornakova-Civade réussit à nous faire toucher du doigt les extraordinaires personnalités, dans une mise en scène qui, pour être imaginaire, se nourrit avec naturel d'une solide documentation et nous fait découvrir, de manière passionnante, aussi bien les réflexions philosophiques de l'un, que l'infinie exigence artistique de l'autre. Sur ce dernier plan, elle a l'avantage de sa propre expérience de peintre, qui, de manière évidente, contribue à nous rendre palpable le travail de l'artiste, du capharnaüm tout en odeurs et jeux de lumière de son atelier, jusqu'à ses humeurs et le plus précis de ses gestes. Au fil des pages, c'est comme si le lecteur pénétrait l'intimité de la demeure du peintre, en même temps qu'il se sent transporté dans l'un de ces tableaux représentant la florissante Amsterdam du XVIIe siècle, alors entrepôt du monde au carrefour de toutes les routes commerciales, mais aussi creuset culturel et artistique à son apogée.


Alors, si, comme Ernst van de Wetering, l'historien d'art néerlandais qui certifia comme un Rembrandt ce fameux tableau resté sans nom ni signature, vous vous demandez avec curiosité ce que deux génies aussi atypiques que Rembrandt et Comenius ont bien pu se dire pendant les séances de peinture qui les tenaient assis l'un en face de l'autre, il ne vous reste plus qu'à entreprendre cet immersif voyage dans le temps que nous offre ce roman, à tous égards recommandable.

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L'inspiration peut naître d'un même regard à des siècles d'écart. Un regard bleu croisé dans les allées d'un musée au 21ème siècle, qui transperce la toile par la volonté et le talent du peintre qui croisa ce même regard au 17ème siècle à Amsterdam. le peintre s'appelle Rembrandt, le modèle est Comenius un célèbre philosophe et théologien tchèque. Pour Lenka Hornakova-Civade dont l'écriture se nourrit des arts autant que de l'Histoire, cette rencontre ne peut que déboucher sur un roman, sans qu'elle se doute à cet instant combien son texte allait entrer en résonance avec l'actualité.

Le dialogue que l'autrice imagine entre ces deux hommes se déroule sur une quinzaine d'années entre 1656 et 1669 date de la mort du peintre. Amsterdam est alors une ville en plein essor, très cosmopolite et véritable laboratoire d'idées dans de nombreux domaines, sur un continent meurtri par les guerres de religions. C'est d'ailleurs ce qui a chassé Comenius de sa terre natale. La guerre. le grand projet du philosophe est celui de l'éducation du plus grand nombre qu'il considère comme le meilleur moyen d'éviter les guerres. Et peut-être d'unifier ce vaste territoire derrière une bannière commune. Rembrandt, échaudé et revenu du genre humain ne jure que par l'excellence et rechigne à adhérer à l'aspiration universelle de Comenius. Leur dialogue, passionnant, prend tout son sens autour du projet de livre illustré conçu par Comenius : associer les mots à l'image pour favoriser la reconnaissance et l'apprentissage de tous. L'exigence artistique peut-elle être compatible avec une large diffusion ?

Il sera question du pouvoir de l'art, de celui de l'artiste ou encore de la force des idées. de l'inné et de l'acquis. En toile de fond, les prémisses d'une volonté d'Europe, de faire cesser les guerres déclenchées au moindre prétexte. Une utopie en quelque sorte, qu'il faudra plus de trois siècles pour voir enfin aboutir même si l'on se dit aujourd'hui que les protections paraissent bien faibles face aux humeurs belligérantes. "La guerre est facile. Radicale et tranchante. La paix est difficile à établir, fastidieuse à cultiver et épuisante à maintenir" constate Comenius, l'exilé meurtri, plus décidé que jamais à miser sur l'éducation des masses. Mais le savoir est un pouvoir, et qui veut partager le pouvoir ?

Avec ce quatrième roman, Lenka Hornacova-Civade poursuit son exploration de l'Histoire tchèque à travers son appartenance à l'Europe. Sa plume est irriguée par son regard d'artiste qui saisit avec acuité le geste du peintre, sa palette, son oeil et les restitue avec la finesse de celle qui manie le pinceau autant que le stylo. Pierre après pierre c'est une oeuvre cohérente et passionnante qu'elle construit. Rencontrer Vladimir Vochoc dans La symphonie du Nouveau monde fut un honneur, être invitée à la table de ces deux grands hommes en est un autre. Des rencontres qui éclairent, enseignent. Et, je l'espère, inspirent.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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Un regard bleu, Lenka HORÑÁKOVÁ-CIVADE

Ce livre est brillant. Dans sa critique dans le Monde, Nicolas Weill pose une question qui m'a décidé à lire et offrir ce livre : « Qu'est-ce que l'Europe centrale et orientale, cet « occident kidnappé », selon la formule de Milan Kundera, a à transmettre, pourvu que comme le Rembrandt du roman, nous fassions l'effort de l'entendre? »

Ce roman évoque aussi le lent et difficile progrès de l'humanité en chacun de nous, le langage symbolique, la puissance de l'éducation, la force de l'art, l'idée d'une société des savoirs partagés, le poids des mots et le choc des images, pour reprendre un vieux slogan de Paris-Match, la psychologie du développement avant l'heure et surtout l'amélioration de l'homme et de l'entente (entendre et s'entendre), un travail qu'il faut sans cesse remettre sur le métier. Enfin, le libre-examen apparaît en filigranes quand Comenius, ancien évêque réformiste de Moravie, assure que « c'est dans l'examen constant de nos savoirs que réside l'enrichissement perpétuel de ceux-ci. »

Pour résumer ce roman allégorique, écrit en français par une Tchèque, je partirai des deux tableaux de Rembrandt, ci-dessous. Celui qui est à l'origine de ce livre et celui qui le clôt et qui est aussi le dernier de l'artiste. le premier n'est pas signé, mais est indiscutablement attribué à Rembrandt. le dernier ne l'est pas non plus, il est inachevé. C'est à la Galerie des Offices à Florence que l'auteure croise le regard bleu du vieillard qui est le sujet du premier. Il s'appelle Comenius, philosophe et pédagogue tchèque. Il ne vous dit rien ? Moi non plus, mais l'auteure le connaît comme tous les tchèques. Près de la moitié de leurs écoles portent son nom.

L'idée de son roman naît à Florence quand elle le découvre. Elle décide de raconter pourquoi ce tableau n'est pas signé et ce que ses deux hommes ont pu se dire pendant leurs longues séances de pose. Rembrandt, homme de l'image et Comenius, l'homme des mots. le clair-obscur en chair et en os.

L'auteure nous invite à Amsterdam quand Comenius, exilé de Moravie, y arrive et que Rembrandt voit sa maison vidée par les huissiers. Leurs regards se croisent. Ils se reverront. le cheminement de concert commence, les deux repartent de presque rien dans un monde où « la beauté de l'imparfait incarne la poésie». Ils ne manquent ni d'imagination, ni de créativité, ni d'histoires de vie, ils cherchent tous deux la lumière parce que « Rien n'y fait, la lumière se moque des jugements ». Ils ne partagent pas les mêmes points de vue ni les mêmes outils. L'un est humble, l'autre orgueilleux. Si tous deux veulent éveiller des sens, l'écrivain et l'artiste, ils ne font pas vibrer les mêmes cordes sensibles. Mais il y a de l'Ulysse en chacun d'eux. Et un immense respect mutuel s'installe dans l'ouverture à leur différences.

L'auteure tisse avec brio la trame d'un dialogue qui s'étend de 1656 à 1669 au gré de leurs rencontres. Subtilement elle laisse la parole aux pensées de l'un et de l'autre comme aux confrontations. L'un habite Amsterdam et n'en bougera pas, l'autre est un exilé. L'un aspire à la beauté, l'autre, victime de la guerre de Trente Ans, cherche la paix et rêve d'Europe après avoir discuté avec Jan Althusius et son idée de «défendre en commun le droit d'être divers. » Il veut donner aux enfants, les outils pour améliorer l'homme. Après tout, « Bâtir une école ne doit pas coûter plus cher que de construire un bateau de guerre ou un palais princier,(...) dans lequel on ne trouve pas de vie ». Comenius est inspiré par le langage symbolique sans le nommer. « C'est grâce à la mère que le monde devient possible et praticable pour l'enfant. À la faveur de cette langue première et amoureuse, le monde devient compréhensible. » Les psychothéraputes du développement se réjouiront de découvrir ce pionnier. Richelieu l'a entendu et marqué son intérêt, les guerres en ont décidé autrement.. Avec ses amis londoniens, John Durby, John et Samuel Hartlib, il jettera les bases de son rêve pansophique et de ce qui deviendra en 1660 la Royal Society of Science.

L'auteure ne dit pas tout. Elle nous invite à suivre le débat qui s'instaure et nous pouvons y participer. Parce que le débat a encore et toujours lieu entre l'utopiste et le réaliste, entre le savant et l'artiste, entre le maître et le pédagogue.
-« Serais-tu l'un de ces doux rêveurs ? », demande Rembrandt.
-« Tant que je rêve, je suis. Mes rêves, je leur donne du corps, je m'y emploie contre cette guerre sans cesse recommencée ou jamais éteinte. », répond Comenius. La guerre en Ukraine nous rappelle à quel point le propos est actuel.

Le dernier tableau de Rembrandt, laisse penser que l'humanité de Comenius a progressé en lui au fil de leurs rencontres et que l'image parle quand les mots font défaut. Il dit en image les mots que l'auteure prête au Comenius du roman : « La chose commune à tous les hommes, c'est qu'ils ont été un jour, tous sans exception, un enfant. C'est d'avoir oublié cet état de grâce ou de ne pas avoir été aimé pendant leur enfance qui les rend malheureux. Nous avons en partage notre humanité, mais on l'oublie. »
À lire. Merci Madame Lenka Horňáková Civade
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critiques presse (1)
LeMonde
08 janvier 2022
L’écrivaine imagine la rencontre de deux grands esprits dans l’Amsterdam du Siècle d’or. Une superbe fiction en forme d’allégorie.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (19) Voir plus Ajouter une citation
L'année suivante, en 1642, m'est parvenue l'invitation à diriger le collège de Harvard. C'était séduisant, tout était à faire et on me proposait des moyens, importants, mais moi, habité par l'espoir du retour, je ne pouvais accepter de ne jamais revoir ma terre natale. Assorti de mon refus, j'ai envoyé mes conseils et mes ouvrages à ce tout nouveau collège.
Cette invitation d'outre-Atlantique était arrivée pratiquement en même temps que celle du cardinal Richelieu. Un cardinal qui sollicite un pasteur pour fonder un système scolaire en France, c'était inouï. Tout cardinal qu'il fût, Richelieu était d'abord un homme d'Etat soucieux des prérogatives de celui-ci. Il craignait que les différents ordres religieux prennent trop de pouvoir. Lors de notre échange épistolaire, je me sentais étrangement proche de cet homme. On s'accordait sur le fait que l'éducation devait être une affaire d'Etat, on partageait la méfiance envers la maison d'Espagne, envers la famille Habsbourg. Je savais que pendant la guerre de Trente Ans, il avait fait alliance avec les protestants suédois. Il avait longuement préparé la paix signée en Westphalie, en grande partie lors de négociations quasi secrètes avec Grotius, un bon calviniste d'Amsterdam. Et lui, l'homme rouge, les pourchassait dans son propre pays ! La politique est ainsi... Finalement, c'est mon ami fidèle Joachim Hübner qui est parti à Paris à ma place. Hélas, Richelieu mourut à la fin de cette année-là et avec lui le projet de refondation du système scolaire français.
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Rembrandt, lui, ombre et étale de son pouce tel ou tel trait du dessin. Un geste infime et le visage s'affirme. Cela a l'air si facile.
Je me figure mes rides qui forment une carte qui se superpose à celle d'Europe, à celle de mes voyages commencés loin d'ici, à l'Est, et à celle du margraviat de Moravie. Cette carte de Moravie, c'est moi qui l'a dessinée et fait imprimer sur le papier, ici à Amsterdam en 1627, c'est si loin. La tracer était facile et cruel, et si on me le demandait, je la dessinerais sur le champ, précise, détaillée, je n'omettrais rien. J'y suis né, je connais tous les vallons et les forêts, les cours d'eau et les chemins et routes moraves, surtout ceux autour des villages de Nivnice, Strážnice...
Cette carte est gravée dans mon coeur et ma mémoire où elle saigne toujours. Elle servait aux protestants à fuir le pays. Mais qui sait combien de villages existent encore et combien ont été effacées de la surface de la Terre pendant la guerre de Trente Ans ?
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Machiavel ne réservait qu’au Prince une éducation exclusive et très particulière. Érasme élargissait considérablement la vision en s’adressant aux personnes douées, aux élites destinées à diriger leur pays. Selon moi, l’école est l’affaire de tous et surtout, c’est une affaire d’État. C’est une affaire politique. Ceci, je le dis aux puissants du monde de tous les pays où j’ai posé le pied, et même là où je ne suis jamais allé. On m’écoute, certes, on lit mes ouvrages, on m’applaudit. Malgré cela, on ne suit pas mes conseils, puisqu’une autre guerre arrive, et que tous mes efforts en sont anéantis. Tout seigneur estime que la guerre est sa meilleure mise de fonds. Je dis que nous naissons tous avec d’inestimables talents qu’il convient de faire fructifier. Notre tâche d’être humain consiste à nous améliorer, à nous approcher de Dieu, puisque chaque enfant porte en lui une part d’ange. On ne doit pas laisser se faner l’innocence mais au contraire la cultiver pour qu’elle croisse et porte ses fruits.
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« Au tout début, voici la mère. On y revient toujours. Elle, indispensable, souvent invisible. On lui assigne une place dans l’ombre, ou alors on l’assoit sur un piédestal en vierge toute-puissante. Pourtant, c’est elle qui ouvre les yeux, le cœur de l’enfant et lui présente le monde. Mais, pour cela, seulement faut-il qu’elle soit elle-même éclairée. C’est elle qu’il faut instruire en premier, elle est le commencement. Elle ne peut pas être muette et figée en image sainte.
« Le péché commence, dit-on, par la transgression de la femme. Elle veut savoir. C’est pour cela qu’on l’accuse de tous nos torts, et qu’on s’en excuse en lui mettant l’enfant divin dans les bras. Mais Dieu ne peut pas vouloir le monde ainsi. Il n’y a pas de faute à désirer savoir. Nous devons être curieux ; nous servir de notre curiosité pour faire grandir notre âme. Apprendre le bien, le vouloir et le faire même si personne ne nous regarde. Vouloir la paix pour nous approcher de Dieu. Je suis persuadé qu’aspirer au savoir n’est pas nier Dieu, ou ne pas l’aimer. Moi, j’aurais aimé savoir comment soigner ma femme contre la peste plutôt que de prier Dieu de se faire médecin. Dieu nous a dotés de la raison pour qu’on l’utilise. Si nous ne voulons pas nous en servir et partager nos savoirs, nous restons des êtres bruts à l’âme grossière. Refuser d’apprendre, de nous éduquer, c’est aller contre la volonté de Dieu. Voilà notre péché. L’ignorance. Seule arme, l’éducation, l’enseignement.
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« Pensez-vous, Comenius, que les guerres sont inévitables ? Ne peut-on pas même avancer qu’elles sont “humaines” ? Vous les dites contre Dieu, pourtant c’est en son nom que les hommes les font. Qu’en pensez-vous, les hommes sont ainsi faits ?
— C’est aux mères d’expliquer la guerre et ses méfaits, et d’affirmer leur attachement à la vie de leurs pères, leurs fils, leurs époux. L’enfant qui ne sait rien apprend ce qu’on lui enseigne. Et s’il apprend mal, c’est parce qu’on lui a mal enseigné, qu’on l’a mal guidé lors de son apprentissage, lors de la formation de ses raisonnements.
— Comment voulez-vous qu’une mère ne félicite pas son fils pour sa victoire lors d’une bagarre ? Vous voulez changer la nature humaine ?
— L’améliorer, la corriger.
— Quelle utopie. Avez-vous un remède à cette situation ?
— L’Opera didactica omnia. Ma Grande didactique. Avec Joachim Hübner et Peter Figulus, mes collaborateurs, nous avons pu réunir la majorité de mes textes importants, ils figurent dans cet ouvrage.
— Une œuvre considérable, me dit-on.
— Longue. Vaste. Personne ne prétend que cela est une chose facile que d’améliorer l’homme. » Marguerite acquiesce, je poursuis : « Vous voyez, trente ans, comme la guerre, trente ans de travail et l’œuvre a vu le jour dans sa forme complète et en latin, ici à Amsterdam. L’œuvre de la patience et du recommencement. J’ai commencé à la rédiger en 1627, alors en langue tchèque, encore sur ma terre natale. Le contenu de ce livre n’est pas propre aux Tchèques et aux Moraves, mais concerne tous les êtres sans distinction de nationalité, de religion, de lieu de naissance, de sexe ou de richesse. J’ai donc élaboré une version en latin. Ce sera ensuite à chaque nation de juger si elle se satisfait de cette version, ou si elle va s’appliquer à la traduire dans sa propre langue.
— Et le sujet du livre ?
— Ce dont nous parlons, une méthode relative à l’éducation de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Si la mère est la première à instruire l’enfant, elle n’est pas et ne doit être la seule. J’y expose les principes généraux applicables à tous.
— À tous ?
— Oui, il est possible de tout enseigner à tous. Il s’agit de concevoir une éducation universelle, appuyée sur une organisation scolaire adéquate, et notamment sur de bonnes écoles bien conçues et pourvues de maîtres éclairés.
— Cela suffira-t-il pour déclarer la guerre à la guerre ?
— Mon arme, c’est l’école. Je le répète, puisqu’il le faut, l’école pour tous. Le même enseignement dispensé tant aux riches qu’aux pauvres, aux citadins qu’à ceux de la campagne, aux garçons qu’aux filles. Une instruction gratuite et répartie sur plusieurs années, divisée en différents degrés, dans une école qui instruit, améliore et enrichit l’individu et la société tout entière. Et, bien sûr, tout ceci dans le respect et l’amour de Dieu.
— En voilà un projet ambitieux. Aux coûts démesurés.
— Bâtir une école ne doit pas coûter plus cher que de construire un bateau de guerre ou un palais princier. Et c’est un bien meilleur investissement.
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Loo Hui Phang & Lenka Hornakova-Civade sont deux écrivaines invitées au festival Au fil des ailes, programmé du 12 au 27 novembre 2021 en région Grand Est. Découvrez leurs oeuvres respectives à travers les mots de Valentin Fauvet, libraire à Bédérama, à Reims.
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