Rauque'n'roll man !
Tom Waits est né de parents enseignants à L.A. en Décembre 49. Son père, Frank (auquel il rendra par après hommage sur le plan musical), fut prof d'espagnol et joua de la guitare, mais fut surtout un boit-sans-soif, un pilier de bar, un alcoolique. Sa mère, Alma, conservatrice et rigide, en fait une bigote évangéliste, chanta et le fit chanter, dans son église. En 59, Frank partit se faire voir ailleurs et Alma s'installa à San Diego (à 30km de Tijuana) avec Tom et ses deux soeurs. Après avoir fait plein de petits boulots pour faire bouillir un peu plus la marmite familiale, Tom, qui ne s'intéressa guère aux études, mais savait jouer du piano et de la guitare, composait et écrivait, et chantait, démarra, sans trop se presser, une carrière de pianiste de bar et de chanteur de saloon : né dans une famille de profs et de pasteurs, l'homme qui a toujours l'air d'avoir fait la noce toute la nuit, le ‘bad boy' pince-sans-rire, petit et maigrelet, à l'allure bizarre et à la tignasse en bataille, au timbre rauque et rocailleux, l'artiste un peu autiste, authentique, avec des tics, habilement planqué derrière son personnage de bohémien clodo, devint le peintre des déviants, des marginaux, des pochards titubants, du monde des bars louches et des rues sans issue, des nuits qui n'en finissent pas et des blondes que l'on écrase à cinq heures du mat', moins un chanteur qu'un conteur d'ailleurs, et plutôt timide, introverti et réservé dans la vie, contrairement à son personnage un peu hâbleur sur scène.
Signé par David Geffen pour son label ‘Asylum' (racheté vite fait par la ‘Warner' et fusionné avec ‘Elektra'), le premier album du freak à la voix gutturale et au style insolite, proche du cabaret satyrique comme du blues-rock avant-gardiste, sortit en 1973 (il inclut ‘Martha'). Fan de
Jack Kerouac comme de
Charles Bukowski, mais aussi de
James Brown comme de
Bob Dylan, le ‘psalmodieur' à la barbichette et à la casquette poulbot, qui avait l'habitude de raconter des blagues grivoises sur scène tout en chantant, commença de nous asséner ses mélodies bluesy. Ce fut un premier disque d'une facture très jazzy, pas mal bluesy et même un peu country, à la Randy Newman (le ragtime et le son de la Nouvelle-Orléans ne sont pas très loin), qui n'a tout simplement pas grand chose à voir avec les oeuvres actuelles du Maître et peut donc tout à fait séduire même ceux qui ne sont pas exagérément fan du vieux lion rugissant, mais craquent tout simplement pour le piano bar de qualité, murmuré plutôt que hurlé.
Pendant que
Bruce Springsteen s'imposait sur la Côte Est,
Tom Waits s'enfonçait sur la Côte Ouest : son deuxième disque, de 1974 (il inclut ‘The heart of Saturday night'), d'une facture toujours très jazzy, ressemblait un peu beaucoup au premier, mais plutôt en un peu moins bien, même si un peu du
Tom Waits d'aujourd'hui pointait un tout petit peu le nez sur certains morceaux de cette galette de nuit : l'ambiance est au piano, à la bouteille et au cendrier pour une poignée de chansons que notre crooner du caniveau, qui était alors en tournée avec Frank Zappa et souffrait que de se faire conspuer par les fans de celui-ci à longueur de soirée, susurre en poète de la solitude. Heureusement pour lui, les Eagles avaient repris ‘Ol' ‘55' de son premier album et les royalties commençaient de tomber. Mais ces deux premiers opus, des albums à petit budget (dans les 15.000,-$), n'eurent pas vraiment un grand écho : l'oiseau de nuit bourré, à mi-chemin entre Tim Buckley (le père de…) et Robert Zimmerman, peinaient à conquérir un véritable public…
Son troisième disque, de 1976, commençait quand même de ressembler un peu plus aux oeuvres ultérieures de notre barde des chambres d'hôtel tapissées en vert-vomi : l'ambiance est au piano, à la bouteille et au cendrier pour une poignée de chansons que notre crooner du caniveau, qui venait de faire une tournée avec l'excellent
Ry Cooder d'une part et même sa toute première tournée en solo au Japon, susurre en poète de la déglingue. Et pour la première fois, sa voix de ‘jazzbo' (de ‘hobo') prend forme et donne à l'ensemble, encensé d'ailleurs par la critique à l'époque, ce vernis si caractéristique du répertoire du chantre des types qui dégringolent la pente plus vite qu'ils n'arrivent à la remonter. Et puis ce disque contient trois morceaux (‘Tom Traubert's blues -Waltzing Mathilda-‘, ‘Jitterbug boy' et ‘I wish I was in New-Orleans') qui figurent encore aujourd'hui au panthéon des meilleures compositions du vieux Tom et est donc tout simplement indispensable si vous êtes sensible au trille du rossignol de San Diego.
Le quatrième disque, de 1977, d'une facture totalement jazzy, fut plus un retour aux disques du début qu'au dernier en date. Mais comme cet album, le premier qui ne comprenne aucun ‘tube', ne prolongeait pas assez le disque précédent, sans valoir les premiers pour autant, il a été boudé par la critique comme par le public. Heureusement pour Tom, c'est aussi à ce moment-là que son chemin croisa celui d'une jeune chanteuse de 23 ans, Rickie Lee Jones, une sorte de négresse blanche très sexy, qui est vite devenue sa compagne et même son quasi-clone au féminin, et c'est également alors qu'un certain
Sylvester Stallone lui proposa son tout premier rôle au cinéma, dans ‘La taverne de l'enfer', celui… d'un pianiste de bar complètement bourré.
Cinquième et dernier album studio de la décennie (le suivant ne paraîtra qu'en 1980) et à nouveau sans tube, en l'occurrence de chanson véritablement marquante, ‘Blue Valentine' (de 1978) illustre toutefois une légère évolution du son de notre ‘story teller', qui devint lentement plus urbain. A ce moment-là, Rickie Lee Jones sortit son propre premier album pour la Warner directement (alors que Tom enregistrait toujours encore pour leur sous-marque Elektra), bénéficiant du coup d'un budget autrement plus confortable, mais surtout se vit immédiatement gratifiée d'un énorme tube, ‘Chuck E.‘s in love' (en référence à Chuck E. Weiss, le ‘double' de Tom, son âme damnée et constant accompagnateur, avec lequel Rickie et Tom avaient vécu une sorte de relation à trois) qui l'imposa dès ce premier essai, ce qui agaça évidemment passablement notre ‘murmureur' qui allait bientôt se transformer en hurleur…
A cette époque-là,
Tom Waits commençait de se lasser de sa vie de patachon : un disque, puis huit mois de tournée, puis de nouveau un disque, etc. Ricky Lee était passée aux drogues dures et Tom l'accompagna dans sa première tournée en Europe, mais en cours de route ils rompirent et Tom revint vite fait aux USA, s'installa à New-York et décida de changer de genre. C'est alors que Francis Ford Coppola le contacta et lui demanda de signer la BO de son prochain film, ‘One from the heart', et c'est dans les studios de Coppola que Tom rencontra celle qui allait devenir sa moitié, j'ai nommé Kathleen Brennan, qui lui a apporté la sécurité : Tom songeait à se caser et à avoir une famille. Comme les choses n'avancèrent pas très vite avec le film, il écrivit et enregistra un nouvel album (de 1980 ; il en devait encore un, contractuellement parlant, à sa maison de disques) et s'offrit ainsi son premier méga succès, ‘Jersey girl (Sha-la-la, sha-la-la)', qui plaça d'emblée le disque parmi les meilleures ventes de l'année. En 82 sortit la BO du film, superbe, avec plusieurs duos enregistrés avec la magnifique Crystal Gayle. Après quoi commença une nouvelle ère, celle du
Tom Waits vociférant sur des musiques saoules …
Le 1° Août 1980, Kathleen et Tom se marièrent, ce qui amena Tom à renouer avec la normalité après dix années de galère. Mais le poète aviné des bars et des prostituées avait aussi envie d'autre chose sur le plan musical : d'une musique ‘entrepôt de ferrailleur', de guitares désaccordées et de percu au démonte-pneu. A partir de ce moment-là, la déjà relique des années 70, plutôt que de se reposer sur ses maigres lauriers, prit également ses affaires en main en personne avec l'aide de sa femme : 6 disques studio, un live et une BO avaient plus enrichi son entourage professionnel que lui-même. Musicalement, il commença de défricher un nouveau terrain dont il put enfin se permettre de vraiment revendiquer la paternité : l'abrasif et le dissonant, l'étrange et le grotesque, à base d'ingrédients disparates, qui allaient faire de lui le
Fellini du rock. Et comme sa maison de disque refusa de sortir son nouvel album, ‘Swordfishtrombones', il changea de maison de disques et signa en 1983 chez ‘Island'. Kathleen était alors enceinte de leur premier enfant (une fille qui eut par après deux frères, dont l'un, Casey, batteur, oeuvre d'ailleurs entre-temps régulièrement avec son père).
Tout en continuant de tenir de petits rôles au cinéma (‘The Outsiders', ‘Rumble fish' et ‘Cotton Club', tous de Coppola), Tom s'installa à New-York avec sa petite famille et travailla à y monter ‘Frank's wild years', sa première ‘comédie' musicale. Sur place, Tom se lia d'amitié avec Jim Jarmush et John Lurie, qui lui présenta le guitariste Marc Ribot. En 1985 sortit le disque ‘Rain dogs' (qui inclut ‘Jockey full of bourbon', ‘Hang down your head', ‘Time' et ‘Downtown train'). Quant au spectacle, qui ne put finalement se monter dans la Grosse Pomme, il fut joué à Chicago et devint un disque en 1987 (qui inclut ‘Yesterday is here' et ‘Cold cold ground').
En 1987, la famille retourna en Californie et Tom décida de produire un concert filmé, monté comme une pièce de théâtre, ‘Big time', qui est sorti en 1988 et est en fait un ‘best of'. En 1989, il fit la connaissance du baroque
Robert Wilson, avec lequel il monta en 1990 à Hambourg l'opéra-noir ‘The Black Rider', une histoire faustienne, musique de Tom, paroles de lui et du déjanté écrivain William Burroughs, tout en continuant d'apparaître dans quelques longs-métrages (le ‘Dracula' de Coppola, mais aussi le ‘Short cuts' d'Altman).
En 1992 sortit son nouvel album aux sons écorchés et aux percussions déglinguées, ‘Bone machine' (qui inclut ‘All stripped down', ‘Who are you', ‘Goin' out West' et ‘I don't wanna grow up'). Entre rage et romance fleur bleue, ce bazar infernal précéda de peu la sortie du disque accompagnant ‘The Black Rider' (qui inclut ‘Crossroads') en 1993. Puis rebelote avec
Robert Wilson à Hambourg pour une version trash d''Alice au pays des merveilles'.
La vie de famille (un troisième enfant était né entre-temps), l'argent qui rentrait tout seul grâce aux nombreuses reprises, quelques participations à des disques d'autres artistes, divers projets qui ne virent pas tous le jour et toujours les petits rôles sur le grand écran firent que les années passèrent ensuite particulièrement vite. Blackwell ayant quitté ‘Island' entre-temps, Tom changea à nouveau de maison de disques et passa à ‘Epitath'. En 1999 sortit ‘Mule variations' (qui inclut ‘Hold on' et ‘Come on up to the house') qui eut un énorme succès. En 2000, Wilson et Tom mirent sur pied leur déjà troisième opéra-noir, ‘Woyzek' et en 2001 sortirent en même temps les deux disques accompagnant ‘Alice' et ‘Woyzek - Blood money' (qui inclut ‘Coney Island Baby'). Et en 2004, sortit le nouvel album ‘Real Gone'. En 2006, Tom revint sur l'ensemble de sa carrière et nous proposa le triple album ‘Orphans', une anthologie d'antiquités et de curiosités (qui inclut ‘Lie to me', ‘Lucinda', ‘Sea of love', ‘Long way home', ‘Widow's grove' et ‘Goodnight Irene'). Et en 2011, sortit la dernière galette en date du trublion du phonographe, ‘Bad as me', qui consacra, si besoin en était encore, le chantre des clochards et des poivrots Roi de la musique mutante !
C'est cette vie et tous les détails afférents que vous pouvez découvrir au travers de cette très fournie biographie de près de 500 pages sur le poète beatnick enjazzé qu'est le Pape des traine-tard et des rôdeurs, j'ai nommé l'ancien pochtron Tom ‘California man' Waits ! Bon appétit !