La polémique sur
Soumission le dernier roman de
Michel Houellebecq n'a pas eu le temps de se développer, balayée qu'elle fut par l'attentat du 7 janvier, le jour même où l'auteur commençait la promotion de son ouvrage. Les critiques que j'ai pu lire sur ce site prouve à quel point
Michel Houellebecq et "clivant" pour reprendre un terme à la mode. Pourtant son dernier roman est certainement le moins provocant de toute son oeuvre pour qui sait le lire sans les "éléments de langage" que la presse a distillé avant sa parution. On y retrouve les vieilles obsession de l'auteur ou plutôt la principale, celle qu'il formulait de manière si claire dans
Plateforme : «Jusqu'au bout je resterai un enfant de l'Europe, du soucis et de la honte; je n'ai aucun message d'espérance à délivrer. Pour l'Occident je n'éprouve pas de haine, tout au plus un immense mépris. Je sais seulement que, tous autant que nous sommes, nous puons l'égoïsme, le masochisme et la mort. Nous avons créé un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre; et, de plus, nous continuons à l'exporter» (J'ai lu, 2002, p. 349).
Donc cette fois çi il s'agit d'un roman d'anticipation dans lequel le narrateur, universitaire spécialiste de Huysmans, assiste à l'élection d'un président musulman suite à la déliquescence de la situation politique. Nous sommes en 2022,
François Hollande termine son deuxième mandat et pour faire barrage au Front National, c'est le chef du parti musulman Ben Abbes qui arrive à la magistrature suprême et qui nomme
François Bayrou premier ministre comme caution humaniste. Cette partie du roman est effectivement drôle mais aussi assez impitoyable sur le personnel politique et les publicistes qui seront, selon Houellebacq toujours les mêmes dans sept ans ce qui est malheureusement assez vraisemblable.
Mais l'anticipation va plus loin car le nouveau chef de l'Etat est un visionnaire dont l'ambition stratégique est de devenir président de l'Europe de déplacer le centre de gravité de celle-ci vers la Méditerranée et il faut bien dire que l'idée force le lecteur à réfléchir.
Mais on retrouve aussi dans ce roman l'autre grande obsession de l'auteur c'est à dire l'amour ou plutôt la perte de l'amour, l'absence, la séparation puisque le narrateur pourrait reprendre à son compte les propos du personnage de
la Possibilité d'une île (Fayard, 2005, le Livre de poche, 2007, p. 299) : «Ce n'est pas la lassitude qui met fin à l'amour, ou plutôt cette lassitude naît de l'impatience, de l'impatience des corps qui se savent condamnés et qui voudraient vivre, qui voudraient, dans le laps de temps qui leur est imparti, ne laisser passer aucune chance, ne laisser échapper aucune possibilité, qui voudraient utiliser au maximum ce temps de vie limité, déclinant, médiocre qui est le leur, et qui partant ne peuvent aimer qui que ce soit car tous les autres leur paraissent limités, déclinants, médiocres». le narrateur, professeur d'université sera mis hors jeu sexuellement par le départ de sa compagne Myriam qui fuit la France pour Israël. Les scènes de sexe dans ce dernier roman sont loin de présenter le caractère provoquant des précédents et on a le sentiment que c'est un sujet qui n'intéresse plus vraiment
Michel Houellebecq, qu'il a déjà tout dit et qu'il se contente de s'autoparodier.
Mais il faut revenir au coeur du roman dont le titre pourrait être finalement Islam, puisque ce mot (الإسلام) signifie non seulement
soumission en français, mais allégeance ou bien résignation.
C'est précisément par le sexe, que
Houellebecq explique le phénomène de
soumission, évoquant la fameuse Histoire d'O dans la bouche du personnage qui essaie de convertir le narrateur : «L'idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la
soumission la plus absolue. C'est une idée que j'hésiterais à exposer devant mes coreligionnaires, qu'ils jugeraient peut-être blasphématoire, mais il y a pour moi un rapport entre l'absolue
soumission de la femme à l'homme, telle que l'a décrit Histoire d'O, et la
soumission de l'homme à Dieu, telle que l'envisage l'islam» (p. 260). Dit comme cela et lu rapidement et pris hors du contexte on comprend les commentaires incendiaires que l'on trouve dans certaines critiques de ce site mais peut-être faut-il aller plus loin.
Soumission n'est pas plus une apologie de l'islam qu'une critique et
Michel Houellebecq bien trop intelligent pour qu'on puisse réduire son livre à une simple provocation.
Non ce qui est intéressant chez le personnage du narrateur ce sont ses efforts désespérés pour retrouver sa foi catholique. Cela commence lors d'un dîner avec un membre de la DGSI, qui se met à citer des vers de Péguy, plus précisément de son oeuvre poétique, Ève, et qui précise : «Vous voyez, dès la deuxième strophe, pour donner suffisamment d'ampleur à son poème, il doit évoquer Dieu. À elle seule l'idée de la patrie ne suffit pas, elle doit être reliée à quelque chose de plus fort, à une mystique d'un ordre supérieur» (pp. 161-2). le personnage poursuit, affirmant que Péguy, «aussi républicain, laïc, dreyfusard qu'il ait pu être», a pourtant ressenti «que la véritable divinité du Moyen âge, le coeur vivant de sa dévotion, ce n'est pas le Père, ce n'est même pas Jésus-Christ; c'est la Vierge Marie» (p. 162)
Puis le narrateur se rend à Rocamadour, où le frappe immédiatement la statue de la Vierge noire et du Christ en raison de «l'impression de puissance spirituelle, de force intangible» qu'elle dégage (cf. p. 166). Cette impression plongent le narrateur dans une rêverie où il sent lui aussi son «individualité se dissoudre» dans «le peuple chrétien tout entier» de ces temps de «l'âge roman», où le "jugement moral, le jugement individuel, l'individualité en elle-même n'étaient pas des notions clairement comprises". Là se situe peut-être l'un des plus beau passage du roman :
«Bien autre chose se jouait, dans cette statue sévère, que l'attachement à une patrie, à une terre, ou que la célébration du courage viril du soldat; ou même que le désir, enfantin, d'une mère. Il y avait là quelque chose de mystérieux, de sacerdotal et de royal que Péguy n'était pas en état de comprendre, et Huysmans encore bien moins. le lendemain matin, après avoir chargé ma voiture, après avoir payé l'hôtel, je revins à la chapelle Notre-Dame, à présent déserte. La Vierge attendait dans l'ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu'elle s'éloignait dans l'espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d'une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l'Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking» (p. 170).
C'est très certainement la scène clé du livre et qui renvoit à une autre obsession de
Houellebecq peut-être la plus profonde, peut-être même la clé de son oeuvre et qu'on retrouve dans cet extrait du premier chapitre des Particules élémentaires, intitulé, significativement, le Royaume perdu : «On peut imaginer que le poisson, sortant de temps en temps la tête de l'eau pour happer l'air, aperçoive pendant quelques secondes un monde aérien, complètement différent – paradisiaque. Bien entendu il devrait ensuite retourner dans son univers d'algues, où les poissons se dévorent. Mais pendant quelques secondes il aurait eu l'intuition d'un monde différent, un monde parfait – le nôtre». C'est bien ce manque ou plutôt le souvenir (souvenir d'enfance) d'un monde parfait et inaccessible et pourtant aperçu qui fonde ce qu'on pourrait appeler la mystique de
Michel Houellebecq. Mais ce christianisme dans lequel il voudrait pouvoir se fondre à nouveau échappe inexorablement au narrateur ( à l'auteur ?). Mais le narrateur de
Soumission n'est pas pour autant un véritable athée : les «vrais athées, au fond, sont rares» (p. 250) et c'est donc sans regret ( le livre se termine par "je n'aurais rien à regretter") qu'il collabore au nouveau régime islamique qui achète grâce à l'argent des monarchies pétrolières les universitaires et accepte la conversion qui lui donnera le bonheur petit bourgeois et la satiété sexuelle auxquels il aspire désormais.