C'est un pays qu'on situerait volontiers en Asie centrale. Des steppes d'herbe rase dont surgissent, ici et là, des volcans inoffensifs. En guise de yourte, on trouve des maisons basses aux toits de lauze que les hivers recouvrent inlassablement. Trou perdu, diraient les uns,
pays perdu corrigerait
Pierre Jourde, et dans le léger interstice de cette précision sémantique, l'auteur insérerait ses souvenirs romancés et la topographie d'un lieu que le passage des années rend de plus en plus imaginaire.
Alors qu'ils viennent vider la maison d'un cousin disparu, le narrateur et son frère sont cueillis à froid - c'est le cas de le dire, en plein hiver - par la nouvelle de la disparition de la jeune Lucie, une adolescente malingre au sourire radieux. La veillée funèbre et les obsèques sont l'occasion pour le narrateur de tirer le portrait à ce coin de Cantal, intimement lié à son enfance et à son père, disparu lui aussi. En écrivant tout cela, le narrateur tente de retenir ce qui n'est pas palpable : les souvenirs personnels, la nostalgie d'un temps passé, les mythes et les légendes locales. Comme convoqués par le drame de la disparition de Lucie, d'innombrables figures - vivantes et mortes - affluent dans ce village que les notions géographiques d'exode rural et de diagonale du vide condamnent à une disparition certaine. En cela aussi, c'est un
pays perdu, car sans avenir, dont on ne verra bientôt même plus le nom sur une carte routière.
Pays perdu, enfin, dans les limbes des mémoires individuelles,
pays perdu à mesure que disparaissent ceux qui y ont vécu et pourraient le raconter. En cela, le pays du narrateur se situe à la frontière entre l'espace et le territoire, entre l'absolu naturel et la terre humanisée, bornée, chantée.
Il ne conviendra pas de revenir ici sur l'accueil qui fut fait à ce livre dans le village cantalien où
Pierre Jourde passa les vacances de ses jeunes années. Il ne m'appartient pas ici de juger de la violence de cette réception, mais plutôt de la déplorer en tant que preuve d'une incompréhension. le récit de
Pierre Jourde est résolument empreint d'une tendresse rude, à l'image du pays, des hommes et des femmes, qu'il s'attache à décrire aussi fidèlement que possible. Ce livre n'est pas le récit méprisant d'un universitaire sur un village de campagne qu'il a bien connu. Au contraire,
Pays perdu est un témoignage qui serait presque ethnographique, s'il n'était pas empreint de sentiments pour les personnages qui le peuplent. le narrateur a conscience que son témoignage intervient trop tard, que le temps oeuvre pour la disparition de ces moeurs qu'on juge aujourd'hui avec sévérité (il n'y a qu'à lire la quatrième de couverture, où l'alcool est érigé au rang de divinité), et pourtant il témoigne pour que survive, même imparfaitement, l'âme de ce pays.
Pour ce passage en revue des hommes, des femmes et de leurs moeurs,
Pierre Jourde use d'une langue riche et précise dans son vocabulaire, simple dans sa syntaxe et poétique dans les images qu'elle fait surgir. le matériau littéraire n'est pourtant parfois pas bien noble : la noirceur des intérieurs, leur saleté récurrente, les excréments omniprésents du bétail et parfois même des hommes, le feu de l'alcool qui ravage les gosiers et fait s'écrouler les buveurs inconscients dans la neige, le sang des lapins qui s'écoule, goutte après goutte. A mesure que tous, hommes et femmes, entrent dans la maison des amis du narrateur, François et
Marie-Claude, pour témoigner de leur respect et aller voir la morte avant son retour à la terre, à mesure aussi que la neige s'empare des mains et des corps qui patientent dehors tandis que la cérémonie religieuse célèbre une dernière fois le souvenir de l'enfant disparue, le narrateur évoque les histoires du pays. Histoires rieuses de beuveries incroyables, histoires tragiques d'enfants disparus, de vies solitaires, de vies cloîtrées aussi à cause de l'obésité ou du chagrin. La pudeur, ici, gâcherait tout. Elle gommerait les détails des frontières de ce pays mental dans lequel le narrateur a grandi. Ce principe, il l'applique aussi à lui-même, invoquant le souvenir de son père, fils d'une union illégitime et relégué au rang de chauffeur pour une femme dont il était pourtant le fils. Malgré toutes ces histoires, il y a encore des regrets : ceux de n'avoir pas bien écouté le père lorsqu'un jour, enfin, il se décida à parler ; ceux de n'avoir jamais vraiment écouté la tante pour qui les secrets du pays n'existent pas. Ce qui n'existe pas non plus, dans ce livre, c'est le jugement. Les hommes et les femmes de ce pays ont même de la grandeur, lorsqu'ils se retrouvent hachés par le tracteur ou par la tronçonneuse, lorsqu'ils avalent silencieusement leur déjeuner, lorsqu'ils n'ont que leur silence digne à opposer à la mort. A celle promise à son
pays perdu,
Pierre Jourde oppose, lui, la littérature.