Extait : « Si d'aventure la question du film de chevet m'échoit, [ ] j'ai tendance à adapter ma réponse à mon interlocuteur. [ ] S'il y a un enjeu sérieux, de représentativité ou de prestige, si je ne me sens pas très à l'aise, je répondrai Ordet [ Dreyer, 1955] – c'est le genre de titre qu'on attend, me semble-t-il, d'un universitaire. Si je ne ressens pas le besoin de défendre mon identité socioprofessionnelle, si le climat est détendu, je dirai Les Douze Salopards ou du Plomb pour l'inspecteur, surtout par crainte de la vantardise que connote un film comme Ordet. [ ] Par ailleurs je n'ai jamais vu Ordet ; [ ] Les raisons d'aimer un film ne sont pas toutes exposables, en tout cas pas au premier venu – beaucoup d'entre nous transportent ainsi une petite cinémathèque inavouable. » p10
Ce livre m'a poussée à réviser mon classique - Kant et sa théorie du goût. C'est un essai de niveau universitaire, j'ai réussi à suivre uniquement en partie ; mais une dose d'autodérision et d'humour sauve la mise. Par exemple l'analyse d'une séquence du film American Beauty – juste pour le plaisir de montrer l'inanité de l'exercice d'analyse. (page 133, la séquence du sachet plastique qui s'envole).
Parfois, Jullier me fait penser à l'essayiste Pierre Bayard : le même plaisir de l'exercice spéculatif doublé d'un gracieux décalage.
On nous propose six critères pour juger si un film est bon ou non : le succès / La technique / L'édification (= il nous apprend quelque chose) / L'émotion / L'originalité / La cohérence
En s'appuyant sur des exemples et des contre-exemples, l'auteur dit en gros que parfois ces critères fonctionnent, parfois ils restent inopérants. Bien entendu, on peut appliquer ces critères à l'art en général, pas uniquement au cinéma - sauf le critère N° 2, la technique.
Moi aussi j'ai défini deux critères pour juger si j'ai aimé cet essai : est-il convaincant ? Oui. Est-il séduisant ? Hum ….. 3,5 étoiles. C'est pour le cheminement, pas pour la conclusion.
Un extrait :
« Dans Jackie Brown de Quentin Tarantino, par exemple, le personnage interprété par Robert de Niro abat sa voisine d'une balle à bout portant parce qu'elle parle trop, et continue à être traité en figure sympathique. Adopter le régime frégéen reviendra à trouver le film répugnant ; adopter le régime saussurien conduira à ne voir là qu'un geste moderne et brillant de lutte contre les stéréotypes narratifs imposés par Hollywood au temps de l'âge d'or ; le régime wittgensteinien laisse chacun libre de faire ce qu'il veut, de rire à ce coup de feu comme de s'en scandaliser ». p 142
Explications en page 21-22 :
Régime frégéen, de Gottlob Frege : « le langage [par extension les images] fait sens en tant qu'il se réfère à la réalité ».
Régime saussurien, de Ferdinand de Saussure : « le langage [par extension les images] ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même ».
Le régime wittgensteinien, de Ludwig Wittgenstein : « le regard olympien et dépassionné de l'observateur des usages de l'image ». Ici l'accent est sur « usages ».
Bonne séance ciné aux cinéphiles de babelio et bonne lecture.
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[Au sujet du jugement de goût de Kant, les quatre idées exposées dans la Critique de la faculté de juger, appliquées à la critique de cinéma ; il est question de sens commun : ]
1 La faculté esthétique de juger est universelle ; elle ‘mériterait le nom de sens commun à tous’. Si le critique kantien trouve le film génial, nous aussi (par essence commune).
2 Cette faculté est intuitive ; elle ne s’apprend pas à l’école [ ]. Le critique kantien peut se dispenser de d’expliquer en quoi le film est génial
3 Cette faculté [ ] n’a rien à faire avec le corps [c’est-à-dire avec le plaisir des sens ou l’émotion]. Le critique kantien pourra sortir de la projection les yeux rougis d’avoir pleuré et déclarer qu’il vient de voir le navet de l’année.
4 Juger une œuvre belle doit être un acte désintéresse. Le critique kantien [ ] n’espère aucun oh ! admiratif lorsqu’il cite au cours d’un dîner l’imprononçable titre d’un court-métrage coréen muet en guise de réponse à la question du film de chevet. [ ] p54