Préfleury rentrait un soir chez lui — non sans peine, car il habitait au sixième. Tout en montant, il ressassait une fois de plus, ces derniers temps plus que jamais, tout ce qu'il y avait de pénible en sa vie solitaire : ne devait-il pas gravir, et comme en se cachant, ces six étages pour atteindre le logement désert et, là-haut, endosser, toujours aussi secrètement, sa robe de chambre, puis allumer sa pipe, parcourir le périodique français auquel il était abonné depuis des années, tout en dégustant un kirsch de sa fabrication et finalement s'aller coucher au bout d'une demi-heure, non sans avoir dû refaire à fond son lit qu'au mépris de toutes ses instructions sa femme de ménage s'obstinait à faire comme bon lui semblait ? La plus quelconque des compagnons, le plus humble témoin eût été une bénédiction ! Il avait déjà pensé à un petit chien. Voilà un animal amusant, reconnaissant, fidèle surtout ! Un de ses collègues en avait un. Si courtes qu'aient été ses absences, le chien accueille son maître, sans doute pour manifester son plaisir de retrouver une aussi précieuse providence ! Un chien ! Mais ça comporte aussi quelques ennuis. Si propre qu'on le tienne, il est parfois un peu salissant, qu'y faire ? On ne peut guère, avant de lui ouvrir la porte, le baigner chaque fois à l'eau chaude, sa santé ne le supporterait d'ailleurs pas..., et de son côté Préfleury ne supporte chez lui qu'une extrême propreté. Maniaque de l'ordre le plus strict, il a dix fois par semaine des démêlés à ce sujet avec la femme de ménage sans scrupule sur ce point. Comme elle est dure d'oreille, il a l'habitude de la conduire par le bras aux endroits de la pièce mal récurés par elle. Par sa sévérité, il a réussi à obtenir dans la pièce un ordre répondant à peu près à ses vœux. Mais admettre un chien dans son intérieur ne reviendrait-il pas à tolérer chez lui cette malpropreté dont il s'est jusqu'ici soigneusement gardé ? Il y aurait des puces, ces éternelles compagnes des chiens ! Des puces ! Elles rapprocheraient le moment où Préfleury, abandonnant au chien sa confortable demeure, en chercherait une autre. Mais le désordre et la saleté n'étaient qu'un des ennuis que comportent les chiens. Ils sont sujets à des maladies, ces maladies de chien où nul ne comprend goutte ! Blottie dans un coin ou traînant la patte, la bête malade gémit, toussote, s'étrangle en proie à quelque mystérieux malaise. On l'enveloppe d'une couverture, lui siffle un petit air, lui porte du lait, bref, on la soigne avec l'espoir qu'il ne s'agit, comme il est fort possible, que d'un mal passager, mais ce peut être aussi quelque maladie grave répugnante ou même contagieuse. Et puis, même s'il reste en santé, l'animal vieillit forcément ; on aura pu se résoudre à se défaire à temps d'un animal aussi fidèle et... voilà qu'un jour, du fond des yeux du chien, votre propre vieillesse vous regarde et larmoie ! A demi aveugle, poussif et obèse, le chien vous est à charge et vous fait chèrement payer les joies qu'il a pu vous donner. Si grand qu'eût été pour lui ce bonheur momentané, Préfleury aime mieux monter seul, trente ans encore ! son escalier que de subit plus tard ce vieux chien soufflant et gémissant plus fort que lui pour se hisser de marche en marche à son côté.
Leslie Kaplan - L'Assassin du dimanche - éditions P.O.L - où Leslie Kaplan tente de dire de quoi et comment est composé "L'Assassin du dimanche" et où il est question notamment de femmes qui s'organisent et de collectif, de littérature et de hasard, de Franz Kafka et de Samuel Beckett, d'une usine de biscottes et du jardin du Luxembourg, à l'occasion de la parution aux éditions P.O.L de "L'Assassin du dimanche", à Paris le 21 mars 2024
"Une série de féminicides, un tueur, « l'assassin du dimanche ». Des femmes s'organisent, créent un collectif, avec Aurélie, une jeune qui travaille en usine, Jacqueline, une ancienne braqueuse, Anaïs, professeure de philosophie, Stella, mannequin, Louise, une femme de théâtre…"
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