– Peut-on conjuguer à la fois fierté et humilité ? C’est un exercice de haute voltige !
– C’est l’équilibre souverain. En lisant L’Échelle sainte de Jean Climaque, j’avais recopié cette phrase magnifique qui commence ainsi : « Sois comme un Roi dans ton cœur… » Ce n’est pas un conseil, mais un ordre pressant, un impératif qui s’adresse à chacun, tel le « viens et suis-moi » de Jésus. L’ermite du Sinaï ne dit pas : « sois un roi », ce qui pousserait à l’orgueil et à la satisfaction, mais il prend l’image du roi pour évoquer la puissance, l’éclat, la liberté aussi de qui gouverne ses passions et règne sur sa vie intérieure. Cette royauté ne s’exerce pas au vu et au su de tous, elle ne porte pas à la vaine gloire et ne réclame nul privilège. Elle s’établit dans le secret, dans le cœur caché que ne perçoivent pas les hommes, mais dans lequel plonge le regard de Dieu. C’est pourquoi Jean Climaque écrit : « Sois comme un Roi dans ton cœur, siégeant sur le trône élevé de l’humilité. » Ce trône est, comme le roi, invisible et le paradoxe n’est qu’apparent : on s’élève par l’humilité. Dans sa Règle, saint Benoît, au Ve siècle, énonce que le moine doit « gravir les degrés de l’humilité » et, se référant à l’échelle de Jacob, il ne décrit pas moins de douze degrés de l’humilité.
Conjuguer la fierté et l’humilité, c’est le roi qui n’oublie pas qu’il est un homme, nécessairement imparfait et faillible, mais ne se démet pas pour autant de ses fonctions de roi, ne renonce pas à la vocation transcendante de l’être humain. Ainsi, l’humilité et la fierté sont indissociables dans une démarche spirituelle, elles se soutiennent et se tempèrent l’une l’autre. S’il s’humilie sans arrêt, le chrétien risque de sombrer dans le dégoût et le désespoir ; mais à ne considérer que sa grandeur, il risque de s’enorgueillir et de se croire arrivé en haut de l’échelle. On rappelle souvent l’étymologie du terme humilité qui vient du latin humus, le sol ; mais cela n’entraîne pas qu’on doive se tenir plus bas que terre. J’y lis davantage la fertilité de l’humus, capable de nourrir les petites pousses spirituelles. Pour ma part, je préfère les termes de modestie, de discrétion, d’effacement, et j’attribue à une attitude véritablement humble aussi bien le silence gardé sur les mérites personnels et les progrès spirituels accomplis que sur les grâces et les lumières reçues du Ciel. Loin d’être ignorant ou accablé, l’homme humble mesure avec lucidité tout le chemin qui reste à parcourir et il s’y emploie avec patience et détermination.
J’aimerais parler aussi du repentir, un sentiment qui n’a plus guère cours à une époque où chacun se trouve des excuses à tout propos. Se repentir, au sens chrétien, ce n’est pas seulement regretter l’erreur qu’on a commise, le mal qu’on a fait, et s’en confesser, c’est se rendre compte que l’on a ainsi trahi ou terni son Image céleste, qu’on a laissé s’abîmer en soi la Gloire de Dieu. C’est pourquoi le repentir induit la réparation et le retour au Seigneur. Il est dynamique et non pas désolant : il prend appui sur la terre ferme de l’humilité afin de se redresser et de retrouver la fierté spirituelle. Se repentir, ce n’est pas se morfondre, c’est remonter la pente, et la remonter jusqu’à Dieu.
– Vous faites une nette différence entre écrire et devenir écrivain.
– Oui, tout le monde écrit aujourd'hui, c'est-à-dire veut se raconter, « s’exprimer » selon l’injonction du temps. Or, l’écriture comme art n’est pas un exutoire ni un document, mais une création singulière et une re-création de la réalité, avec la langue appropriée. Quant à se dire écrivain, il faut attendre que beaucoup d’encre passe sous les ponts : il faut un style, un univers très reconnaissable, une approche originale, c'est-à-dire qui n’appartient qu’à soi et bien sûr, quelque chose à dire de plus vaste que sa petite personne. Ainsi, quelqu'un peut être l’auteur de nombreux livres à succès sans être du tout un écrivain, sans mériter ce beau qualificatif. Comme tout véritable artiste, un écrivain touche à l’universel et s’inscrit dans l’intemporel, loin de se réduire à l’actualité. Et il œuvre toute sa vie durant. Tel l’alchimiste qui se partage entre l’oratoire et le laboratoire, il réfléchit, écoute, fait silence, médite longuement avant d’agir sur la matière qu’est la langue, avant de travailler les mots, le rythme, les sonorités. C’est une passion puissante qui réclame une longue patience ; c’est une tâche ardue qui parfois est visitée de la grâce et reçoit l’inspiration.
– Avez-vous une discipline particulière au travail ?
– Oui, lorsque j’entre en écriture, comme on dit entrer en religion, je ne me permets aucun arrêt, aucune récréation. Chaque jour que Dieu fait, ou que Thot accorde, je m’assieds à mon bureau, sept ou huit heures d’affilée, quel que soit mon état, sans m’accorder la moindre excuse. Le soir, parfois, j’ai rédigé trois ou quatre pages que j’estime achevées, bien travaillées, parfois seulement la moitié d’une. Et je sais que, le lendemain, je serai fidèle au poste, jusqu’à ce que j’aie terminé le livre.
– Avez-vous, comme l’on dit, l’angoisse de la page blanche ?
– Non. Non pas que je suis sûre de moi, mais parce qu’écrire dépend à la fois de moi, d’un travail assidu, et ne dépend pas de moi. J’ai une sorte de confiance, ou plutôt de sereine assurance qui ressemble à la foi : je sais que j’y parviendrai parce que je serai soutenue. J’y parviendrai au mieux grâce à une ascèse rigoureuse, à mes ressources personnelles, mais aussi grâce à ceux qui dans l’invisible veillent sur mon travail et parfois me soufflent à l’oreille… Je n’écris pas pour moi, pour me dresser une statue, ni pour devenir célèbre. J’écris parce que je le dois : afin de faire fructifier ce qui m’a été donné, et par là remercier. J’essaie de révéler ce que Albert Béguin nomme « l’infini derrière les choses ». La page blanche ne me fait pas peur, elle m’invite plutôt à une extrême délicatesse : l’art d’écrire ne consiste pas à « noircir » des pages, mais à y déposer des signes, des lueurs, telles les traces que les oiseaux laissent sur la neige.
Ce qui demeure précieux, dans toute relation, dans toute rencontre, c’est l’altérité : il ne peut y avoir dialogue véritable si on reste entre soi, si on ne fait pas la place à l’autre. L’accord et l’harmonie sont à ce prix
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Le Temps de la bonté : le livre de Tobit
Jacqueline Kelen
Éditions du Cerf
« À vrai dire, depuis des années, ce récit que l'on date du troisième siècle avant notre ère, ce livre me fait rêver, me questionne, m'enrichit. On a entendu parler de Tobit, père et fils. Il y a une histoire de poisson. On se souvient plus ou moins. Il y a le petit chien aussi qui fait partie de l'aventure. On se doute que ça finit bien. Peut-être que l'on sait que l'ange Raphaël qui est très présent dans le récit, puisque c'est le guide du jeune homme vers la lumière, vers la renaissance spirituelle... »
Jacqueline Kelen, pour la librairie La Procure
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