Alors que l'Allemagne est notre voisin, sa littérature m'est presque inconnue. En lisant
Complètement à l'est de
Walter Kempowski, je me suis rendue compte que c'était vraiment un manque. Il y a tout un pan de l'histoire récente de l'Allemagne que j'ignore, celle qui s'est déroulée à l'est. Dans ce roman puissant et parfois acide, l'auteur nous invite à suivre les pas d'un jeune homme qui retourne là où ses parents sont morts, en Prusse-orientale.
Jonathan vit à Hambourg. Étudiant, passionné d'art et apprenti journaliste, il partage son appartement avec Ulla. Entre eux une relation amoureuse-amicale ambiguë s'est installée. Jonathan évolue dans son ombre et se plie à ses choix de vie. Il se laisse porter par cette vie routinière. Un jour, il reçoit une proposition grassement payée par la firme Santubara qui produit des huit-cylindres. Sa mission serait d'effectuer un voyage en Prusse-Orientale, territoire longtemps interdit, pour rédiger une brochure touristique en vue d'un rallye promotionnel. Nous sommes en 1988, le rideau de fer commence à laisser passer les touristes et Jonathan entrevoit la possibilité de marcher sur la terre où sont morts ses parents. Sa mère est décédée en 1945 en couches sur le chemin de l'exil et son père sous un obus sur la presqu'île de la Vistule. Il accepte donc et part avec l'ancien pilote Hansi Strohtmeyer qui a conduit des véhicules au quatre coins du globe et la pétillante Anita Winkelvoss.
Jonathan entreprend un voyage dans un pays qui s'ouvre juste au tourisme. Ce passage à l'est est terriblement déstabilisant pour lui. Il sort de sa routine et de son quotidien étriqué pour découvrir une autre réalité. Tout le renvoie à son pays mais tout semble différent. Lui et ses deux accompagnateurs ne cessent de croiser un groupe de voyageurs allemands, d'anciens réfugiés venus revoir les lieux de leur enfance. Ce groupe place constamment le jeune homme face à la mort de ses parents, face à ce qu'ils auraient pu devenir. Il visite avec eux un château de chevaliers teutoniques mais aussi le bunker d'Hitler. Il entend la nostalgie des anciens réfugiés, leurs souvenirs mais aussi l'écho des souffrances des polonais en contrepoint. Chacun appréhende ces traces de l'Histoire en fonction de sa propre histoire. Les passages dans le château sont grinçants. Les Allemands se réjouissent que la guide n'aborde pas certains épisodes historiques mettant à mal leur pays et sortent vite d'une exposition sur les camps de concentration.
Walter Kempowski explore une question cruciale, oublier le passé ou au contraire entretenir sa mémoire ? Anita a fait son choix et, avec une jovialité à toute épreuve, elle plaide pour une déculpabilisation de son peuple. Ses remarques enjouées dissimulent néanmoins une forme de condescendance pour les moeurs polonaises. Elle pose un regard plein de jugement sur ce peuple qui vit désormais sur des terres mainte fois disputées car il lui rappelle une réalité qu'elle ne veut plus voir.
Férue d'art et de culture, Jonathan force Anita et le pilote à sortir le nez de leur carnet de route et à regarder autour d'eux. Une forme de nostalgie s'empare de lui. Sur les terres où sont morts ses parents, il comprend qu'il lui faut accepter cette identité déchirée. Réfugié dans son propre pays, l'histoire des déplacés de la fin de la guerre est aussi la sienne. Son regard sur l'est change au fil de la route. Lui qui rêvait de voyages en Espagne ou en Italie prend conscience que la Prusse-orientale, bien que moins séduisante, contient les réponses qui lui manquaient.
Ce roman traite de la mémoire, de ce qu'on en fait et de la nécessité ou non de porter sur soi les erreurs de nos ancêtres. Ce tiraillement entre le remord et le la nécessité impérieuse d'aller de l'avant traverse le roman. Dans un pays longtemps divisé, le regard sur l'est est encore plein d'appréhension. L'auteur nous montre avec subtilité le difficile dialogue entre les deux côtés de l'Europe. J'ai trouvé ce roman passionnant et d'une grande sensibilité. le style est teinté d'une ironie mordante vraiment savoureuse envers ce tourisme balbutiant. Ce roman m'a complètement dépaysée en m'entrainant dans des contrées que j'explore trop peu en littérature.