Lecture de circonstance après l'écroulement du pont de Gênes, que j'ai emprunté si souvent...
« Fallait-il encombrer la terre plutôt que le ciel ? Fallait-il démontrer sa force, opter pour un ouvrage puissant, une combinaison de pièces massives, lourdes, tel le pont de Maracaibo ? Fallait-il un ouvrage transparent, aérien, une construction où les structures concentrent la matière en peu d'éléments, une option de finesse, tel le viaduc de Millau ? Fallait-il désenclaver une ville ou souder deux paysages, fallait-il surseoir à la nature, utiliser ses lignes, ou s'y incorporer ? »
L'auteur nous raconte la
naissance d'un pont suspendu au dessus d'une ville imaginaire de Californie (nommée Coca) - La naissance, et non la construction : Contrairement à ce à quoi je m'attendais, il y a donc très peu d'élément technique de construction (ce qui finalement est peut-être logique dans un roman, je vous l'accorde…) : L'auteure englobe dans ce roman la période allant du moment où l'idée de construire un pont qui attire l'attention dans sa ville germe dans l'esprit du maire, jusqu'au moment de l'inauguration où tout le monde se sépare et reprend sa vie. Entre les deux, nous croiserons toute une galerie de personnages ayant un rôle à jouer dans cet accouchement.
« Les propriétaires terriens (…) s'émeuvent de ces tours qui les signalent au monde, ajoutant le nom de Coca à celles des cibles potentielles du terrorisme, comme si depuis l'attentat du World Trade Center, leur imaginaire était contaminé par la menace et que désormais, voyant s'affermir dans leur ciel des lignes verticales, ils ne pouvaient s'empêcher d'envisager que ces masses s'effondrent, se résorbent, sur elles-mêmes en un nuage morbide, paranoïa diffuse dont le corolaire, en matière d'architecture, se résumait à une simple ligne : on ne veut pas d'histoire. »
Car si, à l'origine, il s'agit de relier deux berges pour uniformiser le territoire, pour permettre à la ville de s'étendre plus facilement du côté de la forêt, des indiens, des bidonvilles, on comprend vite que des tas d'enjeux plus ou moins importants s'entrecroisent autour de cette naissance : Il s'agit pour le maire d'assouvir ses désirs de grandeur, pour l'artiste qui le dessine de laisser sa marque dans le paysage, pour les compagnies de travaux d'un enjeu financier, pour le directeur des travaux de réaliser sa plus grande oeuvre avant sa retraite, pour les milliers ouvriers de se nourrir, pour les cadres, de participer à quelque chose qui les dépasse, pour les femmes de prouver leur valeur dans des métiers essentiellement masculins, pour les indiens d'exercer leur talent d'acrobates… Certains intérêts divergent, les syndicats s'en mêlent, les puissants décident de se faire justice eux-mêmes… Bref, des passerelles se forment à cette occasion entre toutes ces vies éphémères, tandis que l'ouvrage, lui, est conçu pour témoigner de leur passage et leur survivre.
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Ainsi toutes ces individualités d'entrecroisent pour former un ballet d'images, de sensations, de vies aussi différentes qu'interdépendantes, tout cela mis en valeur par la plume si particulière de Maylis de
KERANGAL que j'affectionne. Ses phrases, longues comme des lianes s'enroulant autour des vies des personnages, ne perdent jamais leur justesse ni leur sens dans l'accumulation d'images qu'elles véhiculent. Enfilant les mots comme on enfile des perles, l'auteur semble nous parler avec des images, des sensations. En balayant les pages de ses tourbillons de paroles enlacées, elle parvient à nous donner tout en même temps une vue d'ensemble des paysages et situations, comme une vue de l'intimité de chacun.
« Quand vient la nuit sur le territoire, Coca se précise. le noir lui est propice, il l'affole, la chauffe, la livre crue et brutale, les contours acérés quand l'intérieur se trouble de milliers de lueurs rivales, il la divulgue orange, effervescente, pastille de vitamine C jetée dans un verre d'eau trouble, bocal de fioul posé dans une cuvette, distributeur d'oxygène, de speed et de lumière. »
J'avoue toujours aimer revenir à l'écriture de Maylis de
Kerangal alors que j'ai souvent rejeté les écritures alambiquée qui se voulaient trop artificiellement originales selon moi. le truc avec cette auteure, c'est que je trouve ses images justes, ses raccourcis (phrases sans verbes par exemple) efficaces et ses rallongis (phrases au détour desquelles l'auteure assemble des mots ou des concepts inattendus jusqu'à ce que l'image se forme en notre esprit) charmants ou flamboyants.
Ne vous attendez pas, cependant, à une grande intrigue conduisant ce roman, une réflexion profonde sur l'usage d'un pont ni même de grandes révélations sur sa construction, mais plutôt à de petites anecdotes qui font la vie de tous et de chacun, unis autour de leur projet commun qui, soit qu'on l'encense ou que l'on veuille le détruire, ne laisse pas indifférent.
J'avoue volontiers que je m'attendais à plus de détails sur la naissance et construction du pont, sur le travail des ouvriers et employées et même sur leurs vies, à plus de profondeur quant aux personnalités y prenant part. Or, l'auteure ne fait qu'effleurer les problématiques liés au pont, à la ville et aux vies de ses personnages.
Pour autant, je n'ai pas été déçue de cette lecture car j'ai aimé retrouver cette « patte » : Des phrases longues et dégingandée mais finalement beaucoup de légèreté, comme si on venait picorer dans les vies de chacun juste ce qu'il faut pour avoir une impression générale de la situation, du thème, de l'ambiance, de chacun. Et ça suffit à nous donner l'impression de connaître chacun des personnages, d'en avoir saisi l'essence.
Je viens donc de me procurer son dernier roman qui vient de paraître au mois d'août et qui est, paraît-il, plus en profondeur.
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