Fidèle à sa position d'anti-Cassandre,
Steven KOONIN signe un ouvrage dense, offensif, pour critiquer en profondeur la maturité des sciences du climat et la pertinence de leurs conclusions, notamment quant à la part de responsabilité humaine dans le réchauffement climatique. Alors, que penser du livre ?
Dès les premières pages d'introduction, j'ai relevé énormément d'assertions fausses (et par ailleurs non sourcées - même si Koonin apporte dans les chapitres suivants une tentative de preuve). J'ai fait le choix d'arrêter de prendre des notes et de répondre point par point au bout de quelques pages seulement, devant le temps que ça m'a pris, pour me concentrer sur la lecture intégrale de l'opus. Je vous joins tout de même les quelques notes (et commentaires) que j'ai prises [voir ci-dessous, après les sources].
J'ai pris soin d'aller examiner de nombreuses affirmations de Koonin directement dans les rapports ou articles qu'il cite, notamment le CSSR (au temps pour mon temps-libre...). Si la plupart des extraits sont retranscrits sans modification, j'ai constaté que les documents offrent en général beaucoup plus de nuances que ce que Koonin suggère lorsqu'on s'y attarde ; il m'est aussi arrivé - une fois - de ne pas trouver la citation évoquée par Koonin dans l'un des rapports du GIEC : p. 205 du livre, on peut lire " les ensembles de modèles du CMIP5 ne peuvent être utilisés comme un outil fiable de prévision de probabilité régionale ", citation qui n'apparait nullement (même approximativement) dans la Box 11.2 de l'AR5 WGI. Ce qui est exposé dans cet encart, par contre, est que les modèles globaux ne sont pas conçus pour modéliser les climats régionaux : et c'est bien pour ça qu'on utilise d'autres types de modèles pour des zones régionales, avec une résolution accrue permettant une meilleure représentation des phénomènes physique de petites échelles (c'est précisément l'objet de ma thèse, on appelle ça une " descente d'échelle dynamique " [1]).
Je ne résiste pas non plus à évoquer un exemple stéréotypique de l'exagération du discours de Koonin qui écrit, p. 145, " les années de records de chaleurs étaient d'un rouge écarlate alarmant " alors qu'en réalité le graphique cité présente simplement les années froides en bleu, les années chaudes en rouge : un code couleur on ne peut plus commun (du moins en occident). Voir la figure originale en question [2].
Comme tous les discours sur le changement climatique et ses impacts sur les sociétés, il est extrêmement difficile de démêler le vrai du faux lorsqu'on manque de recul, d'autant qu'on est invité à faire confiance à l'auteur grâce à l'effet blouse-blanche induite par l'élogieuse présentation de son parcours académique (et gouvernemental). On retrouve toutefois dans le livre toutes les méthodes classiques de désinformation, que des chercheurs à l'instar de
John COOK [3] ont mis en évidence et regroupé sous l'acronyme "FLICC" [4] pour :
- Fake experts : intervention d'experts illégitimes
- Logical fallacies : sophismes et argument fondés sur les biais cognitifs
- Impossible expectations : attente illégitime de précision (notamment pour des phénomènes de nature fondamentalement chaotique)
- Cherry picking : choix d'exemple restreint (et souvent biaisé) occultant tous les contre-exemples existants
- Conspiracy theory : évocation d'un agenda politique caché
La méthode la plus utilisée par Koonin, dans l'ensemble, consiste notamment à faire d'une "absence de preuve" une "preuve de l'absence" [5] - ce qui est tout a fait condamnable sur le plan de la rigueur intellectuelle. Par exemple, pour Koonin, le fait que l'on ne dispose pas, à l'heure actuelle, de suffisamment de données pour déterminer la part de responsabilité humaine sur l'évolution des ouragans devient la preuve que l'activité humaine n'a pas d'impact sur les ouragans. C'est une méthode assez insidieuse lorsque la "démonstration" est étalée sur plusieurs pages.
Si Koonin répète à l'envie qu'il ne nie pas le réchauffement climatique ni la responsabilité humaine (qu'il prend soin d'amoindrir à chaque évocation), son ambition est bien de discréditer la science du climat (ou plutôt "les sciences" du climat, tant les disciplines que ce sujet implique sont nombreuses) en affirmant que la compréhension actuelle des scientifiques est trop limitée pour anticiper les futurs possibles avec suffisamment de confiance pour être en mesure d'agir dès maintenant. le ton général de l'ouvrage est à l'euphémisation des risques et suscite énormément de doute envers la rigueur de milliers de scientifiques de part le monde : stratégie on ne peut plus éculée (l'industrie du tabac a un certain passif dans le domaine).
On notera d'ailleurs l'apparent paradoxe selon lequel Koonin fustige le manque de considération des incertitudes par les scientifiques, là où lui même affirme continuellement son opinion avec aplomb, de manière assez catégorique, en se fondant presque toujours sur un nombre de contre-exemples (très) limité, pourtant fondés eux-mêmes sur les outils dont il critique la fiabilité. Par ailleurs, on notera que Koonin a un prisme très US-centré qui occulte totalement (ou presque) le reste du monde ainsi que les constats et preuves qui en découlent.
Je termine sur le fait que Koonin, dans sa proposition d'exercice
Red Team/Blue Team a fait intervenir 12 scientifiques dont 6 climatologues, parmi lesquels on retrouve pour 3 d'entre-eux (la moitié) des scientifiques connus pour leur position climato-sceptiques et parfois même pour la remise en cause de leurs travaux. Il s'agit de John CHRISTY [6], Richard LINDZEN [7] et Judith CURRY [8]. Notons qu'outre la méthodologie très contrainte et réductrice de l'exercice (sur à peine une journée, avec présentation chronométrée de chaque intervenant), il semble assez difficile de représenter équitablement le consensus des scientifiques du climat (GIEC) ; consensus obtenu au terme d'un robuste exercice de revue par les pairs, contrairement au panel de 6 climatologues divisés paritairement en deux courants opposés (déséquilibrant ainsi fortement les jugements en faveur de la minorité). Ben SANTER faisait aussi parti des scientifiques (Blue Team) sélectionné par Koonin, il donne son avis très critique sur cet exercice dans une courte vidéo dans cet article [9], dans lequel on trouvera d'autres choses pertinentes à lire sur l'auteur et son livre. Un autre excellent article à lire ici [10].
Pour déconstruire le discours de Koonin, il faudrait reprendre point par point tout ce qui ne va pas dans celui-ci. Je prend soin de noter ici, toutefois, que TOUT n'est pas faux dans le livre (que ce soit sur les bases fondamentales de la physique du climat expliquée au début, ou de certaines critiques eu égard au traitement médiatique des travaux scientifiques, parfois exagéré ou extrapolé). Cependant, une grande partie des assertions sont au mieux trompeuses, sinon factuellement fausses.
Heureusement la communauté scientifique a mis en place certains outils pour démêler le vrai du faux. Il y a également de nombreux vulgarisateurs qui font un excellent travail, aussi bien en France qu'ailleurs dans le monde (notamment le Réveilleur [11] qui a, entre autres, produit des vidéos analysant le discours climato-sceptique de
Vincent COURTILLOT - très instructives pour déconstruire les mythes que des scientifiques peu scrupuleux propagent). Koonin n'est malheureusement ni le premier ni le dernier à prétendre être plus rigoureux, plus intègre et, quelque part, plus malin que les autres... Ce bien sûr envers et contre tous... A elle-seule, cette posture de " génie incompris " devrait mettre la puce à l'oreille sur le type de personne auquel on a affaire.
En définitive : on ne recommandera évidemment pas la lecture de ce livre destiné à tromper son lectorat, dont le sujet est traité avec une fausse rigueur au mépris de la déontologie la plus élémentaire.
Pour les plus désireux de (réellement) comprendre le sujet , j'ai quelques ressources à proposer qui pourraient vous intéresser concernant l'état de l'art en science du climat. Il y a très récemment eu un cycle de conférences au
Collège de France : " Lire les rapports du GIEC pour comprendre le monde qui s'annonce – Une introduction aux enjeux sociétaux entre science, utopie et réalité " [12] parmi lesquelles celle d'Hervé DOUVILLE (Météo-France) [13], faisant un point sur les incertitudes en matière de modélisation/projection et leur prise en compte.
[1] http://www.drias-climat.fr/accompagnement/sections/61
[2] https://www.researchgate.net/figure/Figure-ES5-as-published-in-CSSR-FIGURE-ES5-Observed-changes-in-the-occurrence-of_fig1_356148344
[3] https://www.climatechangecommunication.org/portfolio-view/john-cook/
[4] https://skepticalscience.com/history-FLICC-5-techniques-science-denial.html
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Argumentum_a_silentio
[6] https://skepticalscience.com/skeptic_John_Christy.htm
[7] https://skepticalscience.com/skeptic_Richard_Lindzen.htm
[8] https://skepticalscience.com/Judith_Curry_arg.htm
[9] https://greatwhitecon.info/2021/05/unsettling-koonin-critiques-continue/
[10] https://www.scientificamerican.com/article/a-new-book-manages-to-get-climate-science-badly-wrong/
[11] https://www.youtube.com/@LeReveilleur
[12] https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/grand-evenement/lire-les-rapports-du-giec-pour-comprendre-le-monde-qui-annonce-une-introduction-aux-enjeux-societaux-0
[13] https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/grand-evenement/lire-les-rapports-du-giec-pour-comprendre-le-monde-qui-annonce-une-introduction-aux-enjeux-societaux/principes-methodes-resultats-saillants-et-quelques-pistes-amelioration-des-rapports-evaluation-du
Avant de continuer, rapide glossaire des abréviations, afin de s'y retrouver plus facilement dans les sources provenant du GIEC/IPCC :
AR : Assessment Report --> Rapport d'évaluation (des connaissances scientifiques)
SPM : Summary for Policy Makers --> Résumé à l'Intention des Décideurs
SYR : SYnthesis Report --> Rapport de synthèse
TS : Technical Summary --> Résumé Technique
WG : Working Group -->Groupe de Travail (I, II ou III)
Introduction
p.11
« La science affirme que la Terre est condamnée »
C'est faux. C'est d'ailleurs la première phrase de la section C du dernier rapport du GIEC :
« C.1 le changement climatique est une menace pour le bien-être humain et la santé planétaire (degré de confiance très élevé). Il existe une fenêtre d'opportunité qui se referme rapidement pour assurer un avenir viable et durable pour tous (degré de confiance très élevé). » [IPCC, AR6, SYR SPM C.1]
La proposition est claire : il est encore possible de faire quelque chose pour limiter la menace, mais il faut agir rapidement. « La Science », comme Koonin aime à l'écrire, ne dit donc pas que la Terre est condamnée.
« [L]es canicules ne sont pas plus fréquentes aux États-Unis qu'elles ne l'étaient en 1900 »
C'est faux. D'ailleurs il ne donne aucune source pour appuyer ses affirmations, alors qu'il s'agit pourtant de variables météorologiques mesurées, objectives, dont l'accès est facile et gratuit, voir : https://www.epa.gov/climate-indicators/climate-change-indicators-heat-waves
--> Non seulement la fréquence a augmenté ces dernières décennies, mais également les durées des canicules, la durée de leur saisonnalité , ainsi que leur sévérité.
« [L]es températures maximales n'y ont pas augmenté au cours des cinquante dernières années »
C'est faux. Voir : https://www.statista.com/statistics/1038598/annual-average-maximum-temperature-in-the-us-celsius/
--> le graphique montre bien que les maximales annuelles moyennes ont une tendance à la hausse ; notamment depuis 50 ans.
Le choix des maximales est par ailleurs biaisés car comme leur nom le suggère, il s'agit d'extrêmes, également dépendants de la variabilité naturelle du climat : ce qui fait, par exemple, qu'il arrive encore que des vagues de froid congèle les USA malgré le réchauffement climatique. Une donnée plus pertinente est évidemment la moyenne annuelle, qui lisse les extrêmes et rend mieux compte des conditions « moyennes », comme son nom l'indique.
Donc non seulement l'affirmation est non sourcée et fausse, mais en plus, l'indicateur – mal utilisé – peut induire en erreur le béotien.
Koonin revient en profondeur sur le sujet des températures maximales au Chap. 5 (pp. 139-157)
p. 12
« Les activités humaines n'ont pas eu d'impact détectable sur les ouragans au cours du siècle passé »
C'est trompeur. Ce que dit le GIEC au terme de son analyse : « Les études d'attribution d'événements de forts cyclones tropicaux spécifiques fournissent jusqu'à présent des preuves limitées des effets anthropiques sur les intensifications des cyclones tropicaux, mais une grande confiance pour l'augmentation des précipitations. » [IPCC, AR6, WGI, Box TS.10]
Le discours scientifique est donc bien loin de la position péremptoire de Koonin, qui laisse à croire que les activités humaines n'ont pas d'incidence (quand bien même précise-t-il « détectable ») alors qu'en réalité, le fait est qu'on manque de données et qu'on ne peut tout simplement pas conclure sur la part de responsabilité des activités humaines dans le phénomène.
« La calotte glaciaire du Groenland ne diminue pas plus vite aujourd'hui qu'il y a 80 ans »
Ce que conclut le dernier rapport du GIEC : « La perte de masse […] des calottes glaciaires du Groenland est plus de sept fois plus élevée sur la période 2010-2016 que sur la période 1992-1999 » [IPCC, AR6, WGII Table TS.1]
La perte de masse des glaciers n'est mesurée précisément que depuis les années 1970-1980, grâce aux satellites. Les estimations antérieures se basent sur des proxys et il est bien téméraire de la part de Koonin de parler avec tant de certitude du rythme de perte de masse de la calotte groenlandaise « il y a 80 ans ».
Ce faisant, il occulte le fait qu'on enregistre une perte de masse tendanciellement continue de la calotte glaciaire groenlandaise ces dernières décennies, et ce indépendamment de la vitesse du phénomène. de plus, ce qui devrait nous intéresser, c'est le rythme actuel et futur. Dans les cinq scénarios de référence – même le plus optimiste (dont la trajectoire d'émissions actuelle nous éloigne) – la perte de masse se poursuit et s'intensifie au moins jusqu'à la fin du siècle. Voir [IPCC, AR6 WGI Figure TS.11 (e)].
« L'impact économique net des activités humaines sur le changement climatique sera minimal au moins jusqu'à la fin du siècle actuel »
Cette phrase ne veut rien dire : elle sous-tend que les activités humaines ont un « impact économique net » sur le changement climatique…
Il s'agit là d'une erreur de traduction du texte original : « The net economic impact of human-induced climate change will be minimal through at least the end of this century », qui se traduit littéralement par :
« L'impact économique net du changement climatique induit par l'homme sera minime au moins jusqu'à la fin de ce siècle », ce qui a au moins du sens, mais est tout de même faux.
L'impact économique du changement climatique est identifié comme « Risque Clé (« Key Risk » – KR) par le GIEC et, qui plus est, spécifiquement pour les États-Unis on peut lire :
« KR3 : Dommages cumulés des aléas climatiques qui présentent un risque substantiel pour le bien-être économique et la prospérité partagée.
Les impacts du changement climatique devraient causer d'importants dommages marchands et non marchands (degré de confiance élevé). [...] Les pertes de productivité du travail et de salaires, et les dommages aux propriétés côtières, seront particulièrement importants ; cependant, tous les secteurs aux États-Unis […] devraient subir des dommages relatifs substantiels sur les scénarios à fortes émissions d'ici le milieu et la fin du siècle par rapport aux scénarios à faibles émissions. » [IPCC, AR6 WGII Chap. 14.6.2]
« Pourquoi n'aviez-vous encore jamais entendu parler de ces faits ? »
Sans doute, comme on vient de le montrer, parce qu'ils sont faux, que ce ne sont donc pas des faits, seulement des affirmations, assénées sans preuve de surcroît.
« [T]rès rares sont les personnes qui lisent effectivement les synthèses des rapports d'évaluation, sans parler des rapports eux-mêmes […] »
C'est sans doute vrai, néanmoins, si Koonin a bien lu les rapports, son interprétation laisse parfois à désirer.
« Rien de plus compréhensible – les données et les analyses sont quasiment impénétrables aux non-experts […] »
Comme on l'a vu, il est aisé de se faire manipuler pour des indicateurs mal utilisés ou des affirmations tout simplement fausses lorsqu'on manque de recul. Néanmoins, il existe de la très bonne vulgarisation sur le sujet et il n'est donc pas indispensable d'être expert pour comprendre. Par ailleurs, Koonin montre bien qu'être physicien, même renommé, n'est pas gage d'infaillibilité.
« Six climatologues reconnus parmi les meilleurs et six physiciens, dont moi-même, avons alors passé une journée entière à lister exactement ce que nous savons du système climatique et avec quelle confiance nous pouvions projeter son avenir. »
Résumons : 12 personnes, pour moitiés respectives des climatologues et des physiciens, ont travaillé une journée à l'évaluation des connaissances sur le climat. Mesure-t-on ici le toupet ?
--> Douze personnes, dont six non-spécialistes, une journée de travail.
Comparons aux cycles d'évaluation du GIEC – nous en sommes au 6ème (AR6) depuis 1990 :
- 7 ans de travail – AR5 (2013/2014) --> AR6 (2021/2023)
- 750+ auteurs, tous scientifiques, spécialistes de leur domaine
- Répartis en 3 Groupes de Travail, publiant chacun un rapport dédié :
o I) Les bases physiques --> 2400 pages
o II) Impacts, adaptation et vulnérabilités --> 3000 pages
o III) L'atténuation --> 2250 pages
- 66.000 articles scientifiques passés en revue
- 160.000+ commentaires cumulés traités sur les 3 rapports en
- 1 première session de revue par les pairs
- 1 seconde session de revue par les pairs et les gouvernements
- 1 dernière session de revue par les gouvernements
- 195 États membres ont validé le SPM de l'AR6
Pour les chiffres, voir notamment AR6 Fact Sheet, ainsi que les communiqués de presse de publication de chacun des trois rapports.
La robustesse de la position de Koonin face au consensus scientifique pourrait être illustrée par cette seule double-comparaison basée sur sa tentative d'exercice
Red Team :
Koonin : 1 journée d'analyse
GIEC (Consensus scientifique) : 5 à 7 ans par cycle
Koonin : 12 scientifiques
GIEC (Consensus scientifique) : 750+ scientifiques (sans parler des reviewers)
Est-il vraiment nécessaire d'en dire plus ?