Le géographe
Christophe Guilluy a mis à jour dans ses premiers ouvrages (Atlas des nouvelles
fractures françaises, et surtout
fractures françaises) le concept éclairant de France périphérique qu'il n'a cessé de creuser depuis,
Pour Guilluy, la société française (et sans doute d'ailleurs l'ensemble des sociétés occidentales) se caractérise par une stratification en trois couches concentriques du triple point de vue géographique, économique et social :
-la ville-centre, métropole nationale ou régionale, et ses banlieues résidentielles, territoires des inclus, gagnants de de la mondialisation libérale ;
-les autres banlieues entourant la ville-centre, parfois appelées « quartiers » dans le langage courant, dont les habitants, bien que non-privilégiés, ont accès aux services de la ville-centre et sont souvent en transition sociale
-et les territoires au-delà,
la France périphérique, domaine des vrais exclus.
Ce schéma, malgré ses vertus explicatives, a été critiqué par les sociologues de profession, jaloux de leur pré carr, qu'ils laissent pourtant souvent en friche, et par la gauche bien-pensante (Guilluy, bien que lui-même issu de la gauche, n'est pas politiquement correct),
Les dépossédés se situe dans la ligne du reste de son oeuvre. L'auteur s'y intéresse particulièrement à la dépossession « spatiale » des exclus, repoussés par les prix du foncier, non seulement des villes-centre mais aussi des zones touristiques, notamment littorales, où pourtant se trouve souvent leur travail, ce qui les contraint à parcourir des trajets domicile-travail de plus en plus longs (ce qui explique par parenthèse où se situe réellement le problème de l'automobile, que le citadin bien pensant est littéralement incapable de comprendre)
Cependant on le suivra moins lorsqu'il impute cette situation non aux vraies classes dirigeantes mais vingt ou vingt cinq pour cent les plus aisés de la population française qu'il considère (et qui se considérent souvent eux-même par un magnifique phénomène de fausse conscience) comme les dominants qu'ils ne sont pas,
Je citerai ici un peu longuement l'excellent ouvrage d'
Emmanuel Todd, Les luttes de classe en France au XXI° siècle :
« Au-dessous des 1 %, nous avons les 19 %. Autant les 1 % représentent les authentiques dominants et leurs agents directs, ceux qui contrôlent les journaux, croulent sous l'argent, vont au Sofitel New York (et pas qu'occasionnellement), autant les 19 % suivants, n'en déplaise à
Pierre Bourdieu, sont désormais des pseudo-dominants. L'Insee, en leur apposant l'étiquette « cadres et professions intellectuelles supérieures », voudrait bien les faire passer pour des dominants (les cadres de l'Institut s'imaginent comme tels), mais ils ne le sont pas réellement. Certes, beaucoup ont de bons salaires et sont propriétaires de leur logement, mais cette catégorie, rappelons-le, est très hétérogène : on y trouve aussi bien des cadres commerciaux que des enseignants du secondaire ou des clowns. Et leur revenu annuel médian, comme nous l'avons noté au chapitre 1, ne s'établit qu'à 33 000 euros. Donnons donc à cette classe sociale son vrai nom : « petite bourgeoisie CPIS » (pour cadres et professions intellectuelles supérieures). Car c'est bel et bien la petite bourgeoisie de Marx réincarnée que nous retrouvons là – après un passage fréquent par la case « études supérieures ».
Cette classe, si elle bénéficie encore d'un certain nombre d'avantages, voit en effet son revenu réel s'effriter, et est en voie de paupérisation objective, voire de prolétarisation.
Pour reprendre une formule de Todd dans l'introduction du livre, ce sont « des dominés qui se prennent pour des dominants. »
Ce n'est pas leur volonté propre qui aboutit à l'exclusion des classes populaires, mais la logique perverse d'un système dont ils sont eux-même prisonniers et bientôt victimes ; ainsi ils voient déjà qu'à études égales, leurs enfants seront déclassés par rapport à eux-même,
Et Guilluy donne parfois une image très curieuse de cette classe, dont il imagine certains des membres, avec des revenus de l'ordre de 3000 à 4000 € par mois, propriétaires à la fois d'un appartement dans les beaux quartiers parisiens et d'une maison à l'Ile de Ré ou en Corse...
Si de tels individus existent, au vu de mon patrimoine, je crains d'être un bien mauvais gestionnaire de mes revenus...