AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de JeanLouisBOIS


Variations sur la vie et le roman
Par Daniel Rondeau (L'Express), publié le 04/04/2005

En artiste lettré, Kundera abandonne son âme musicale à sa double réserve de savoir et de sagesse. Il cherche dans le roman le secret de la nature humaine

Le Rideau poursuit une méditation commencée il y a longtemps par Milan Kundera sur le roman, l'Europe et notre existence d'Européens en survie. Il ne s'agit pas seulement d'un essai sur l' «art d'être un bon lecteur», comme aurait dit Vladimir Nabokov à ses étudiants de Cornell, mais d'un livre de variations sur la fiction et ses liens avec le réel.

Autour de ce thème, la pensée de l'auteur progresse par contrepoints multiples sur L Histoire, le temps, la mémoire, etc. Ils donnent au texte sa cadence et sa liberté. Réflexions, (re) lectures, questions, mais aussi anecdotes et souvenirs personnels, qui témoignent d'un discret amour pour la vie, nourrissent la recherche de Kundera sur les moyens de connaître l'âme du monde et la nature humaine. Où chercher notre visage? Comment comprendre notre histoire? Quelle est la raison d'être du roman?

Le rideau en question est le rideau tissé de légendes, d'explications usées et de clichés qui dissimule souvent aux yeux de l'artiste, peintre ou écrivain, la nature, légère et dense, de la réalité. Cervantès, en envoyant Don Quichotte errer à la découverte du monde, a déchiré le rideau et fait entrer dans son livre la «prose de la vie». Rien dans le Quichotte n'est jamais monochrome. le tragique y fait bon ménage avec le comique, le quotidien, avec l'épique, les personnages apparaissent et disparaissent sous des éclairages changeants.

Le «geste destructeur [de Cervantès] se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom; c'est le signe d'identité de l'art du roman». Nous n'avons qu'à lire quelques pages de Rushdie, d'Axionov, de Haruki Murakami ou de Stendhal (et aussi des Misérables, que Kundera n'aime pas, hélas!) pour vérifier que derrière chaque phrase se trouve un c?ur qui bouge. Dans chaque grand roman toujours, la vie «déthéâtralisée» court, marche, se précipite. Charles du Bos ne disait pas autre chose en évoquant Guerre et Paix, de Tolstoï: c'est ainsi que «la vie parlerait, si elle pouvait parler».

Milan Kundera est un homme qui campe solitairement à l'écart de la comédie littéraire et de ses graphomanes à bout de souffle, ces romanciers moyens, dit-il, qui nous sont moins utiles qu'un plombier moyen. C'est un écrivain familiarisé depuis longtemps avec l'art de faire dialoguer les grands romans. Il tire sa généalogie de romanciers de l'ancienne France (Rabelais, Diderot, Laclos, et de l'Europe centrale du XXe siècle. C'est aussi quelqu'un qui a compris qu'un homme est d'abord la somme de ses métamorphoses.


Dans le Rideau, c'est en artiste lettré qu'il abandonne son âme musicale à sa double réserve de savoir et de sagesse. Ce qu'il cherche avant tout, et avec passion, à découvrir dans le roman, c'est le point mystérieux de la «nature humaine». Pour lui, le romancier n'est pas seulement celui qui enchante ses lecteurs, mais une sorte de père aimant et lointain, pas très sérieux, parce qu'il a depuis longtemps cessé de «prendre au sérieux le sérieux des hommes», leur apprenant, tout en leur racontant une histoire, les secrets de la vie. «Hermann Broch l'a dit: la seule morale du roman est la connaissance.»

Tandis que Kundera nous parle apparaît l'ombre d'un poète qui, pendant toute son existence, tourna en rond, comme l'écrivait André Suarès, «dans un cercle de quelques lieux, entre Francfort, Iéna et Weimar»: Goethe le grand Européen, qui cherchait l'Europe «dans un accord, et non dans un unisson». Il fut le premier à évoquer avec autant de lucidité que de ferveur l'émergence d'une littérature universelle. C'est-à-dire, pour lui, essentiellement européenne (une exception de taille pourtant: Chamsoddine, dit Hafiz, le grand lyrique de la poésie persane). Il la pensait comme un tout et la nommait d'un mot: Weltliteratur.

La pensée de Goethe alors avait quelque chose de révolutionnaire et de prophétique. Elle annonçait, en même temps, le rétrécissement de la planète, son uniformisation et le dialogue des ?uvres capables de sauter avec allégresse les frontières des littératures nationales. Mais la leçon de Goethe, dit Kundera, qui semble tout au long du Rideau converser par-dessus les siècles avec l'auteur de Werther, n'a pas été entendue.

«Encore un testament trahi, s'exclame-t-il, en se focalisant sur des exemples tirés de l'université ou des médias. L'Europe n'a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c'est là son irréparable échec intellectuel.» Il serait pourtant aisé de considérer que L Histoire a réalisé la première partie de la prophétie de Weimar (le nivellement de la vie) et que Goethe lui-même n'attendait pas grand-chose de bon de cette Weltliteratur. L'important n'est pas dans ce que l'on fait dire, ou non, à Goethe, mais dans la façon qu'a Milan Kundera de replacer le poète allemand, qui s'était accaparé les grands romans étrangers, au centre de notre histoire. Seule notre culture commune peut «prolonger le rayonnement» de chaque oeuvre et les protéger toutes «contre l'oubli».

Il y a bien d'autres choses encore dans ce Rideau, sur les âges de la vie qu'il dissimule, l'incessante métamorphose des concepts esthétiques, la beauté des sentiments modestes, la bêtise, «inséparable de la nature humaine», Camus et Sartre, la genèse des romanciers, qui naissent toujours sur «les ruines de leur monde lyrique», le kitsch, «voile rose jeté sur le réel», ou le modernisme antimoderne (nous en reparlerons bientôt à propos du livre d'Antoine Compagnon). Lisez le Rideau. Il n'est pas si fréquent de pouvoir réfléchir en si bonne compagnie à la vie, à l'histoire et au roman, et à ce que «seul le roman peut découvrir et dire».
Lien : http://www.lexpress.fr/cultu..
Commenter  J’apprécie          90



Ont apprécié cette critique (7)voir plus




{* *}