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Troisième essai de Milan Kundera, après L'Art du Roman et Les Testaments Trahis, troisième réflexion sur ce qu'est — ou ce que devrait être — le roman et la façon de le faire. le résultat est captivant, comme toujours.

Ici, Milan Kundera creuse, comme à son habitude, de façon approfondie, pertinente et pluri-axiale ce qu'est, selon lui, l'essence du roman, c'est-à-dire, au-delà de ce qui le caractérise extérieurement, ce qui ne pourrait être exprimé autrement que PAR le roman.

Premier constat, le roman n'est ni de la poésie, ni du théâtre. La poésie, c'est la recherche de l'esthétique à tout prix : le roman ne s'interdit pas de ne pas être esthétique ou, à tout le moins, son esthétique correspond à l'esthétique " ordinaire " de la vie. le théâtre, quant à lui, c'est une unité de lieu, de temps, de personnages : c'est une extrême condensation, une extrême focalisation sur un point précis, infinitésimal si j'ose écrire, de la vie. Ses personnages ne sont pas des êtres humains véritables, ce sont des rôles, c'est-à-dire, pour faire simple, des fonctions ou des symboles ou des allégories de grandes catégories de comportements ou d'êtres, mais pas des êtres véritables.

Le roman, lui, s'attache à essayer de restituer non pas la vie (qui le peut ?), mais la vision particulière d'un individu sur la vie. Il est à même de percevoir les premiers frémissements d'une nouveauté universelle. (Kundera cite Adalbert Stifter, qui, dans L'Arrière-Saison, perçoit une mutation de la société européenne, à savoir, l'avènement de l'administration, thème qui sera repris et amplifié 60 ans plus tard par Franz Kafka dans le Château. Cette mutation qualitative de nos vies, ce changement de paradigme est devenu tellement " naturel " que plus personne ne le perçoit à l'heure actuelle car l'administration fait partie de nos vies.)

Quel poète ou quel dramaturge aurait pu exemplifier dans l'une de ses oeuvres un tel virage ou une telle évolution ? Certes, le théâtre peut, à l'heure actuelle, se moquer, tourner en dérision ou en horreur ce qu'est devenue la machinerie administrative à notre temps t. Mais faire sentir une mutation, en temps réel, c'est-à-dire dès le XIXème siècle, voilà qui était et qui demeure, par définition, impossible car l'unité de temps ne l'autorise guère. C'est le ressenti intime, inconscient presque, d'une personne dans une époque qui est perceptible dans le roman.

Le roman peut toucher à l'essai (L'homme sans Qualités de Robert Musil, Les Somnambules de Hermann Broch, par exemples), le roman peut laisser parler une foule de narrateurs qui donnent chacun leur point de vue sur une même série d'événements (e. g. Les Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, Tandis que J'Agonise de William Faulkner).

Le roman parle des vraies gens et de leurs problèmes très prosaïques : Don Quichotte a beaucoup de problèmes avec ses dents tandis que les héros de l'Iliade ont tous des sourires parfaits ; c'est ce qui distingue le roman de l'épopée ou de la Saga. le roman ne s'interdit pas de diluer ce qui n'est à l'origine qu'une blague pour en analyser tous les ressorts sociétaux : Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert est le sujet d'une plaisanterie qu'on aurait entièrement dilué et disséqué. Même chose pour le Procès de Franz Kafka. le but n'est plus ici d'appuyer sur le comique mais d'analyser en profondeur ce que le comique ne fait que suggérer.

Bref, le roman est à même de saisir toutes les composantes de la vie, même l'ennui, même le gore, même le trivial, même la bêtise moyenne, même la pensée fugace, même l'art de se faire un thé, même les fantasmes ou les pulsions non assouvies, même les non-conscientes : il n'est ni poésie, ni théâtre, ni essai, ni traité, ni jeu, car il est tout cela à la fois et parfois, même, simultanément.

Le romancier est celui qui peut — ET QUI DOIT — écarter ou déchirer le rideau qui dissimule un aspect de ce qui pourrait nous empêcher d'aller au fond des choses. En somme, pour paraphraser Marcel Proust, le romancier est un genre d'opticien qui passe son temps à imaginer de nouveaux modèles de lunettes pour toujours mieux percevoir le monde.

En somme, d'après moi, un grand essai, mais bien évidemment, ceci n'est qu'un avis derrière un rideau, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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"Le rideau" est un essai littéraire sur l'art romanesque.

Le rideau c'est le voile qui recouvre la réalité du monde dans lequel on vit, et des lieux communs, légendes, histoires fondatrices sur lequel il repose.

Le romancier de toutes les époques doit "déchirer" ce rideau pour passer de l'autre côté de ce que la vie et la tradition nous ont inculqué vers un espace de liberté imaginaire qui bientôt viendra s'incorporer à sa façon au réel et le refondre.

C'est pourquoi le roman est inséparable de son histoire. Par des sauts imaginaires successifs, chacun ayant incorporé le précédent, il ouvre l'accès à de nouveaux accès de compréhension du monde, à une esthétique renouvelée.

Et il arrive qu'à son tour, le roman précède une époque, en dessine les contours avec une avance considérable sur les sciences, la philosophie et les mentalités.

Le roman est le laboratoire des possibles.

Bien sûr Kundera ne se contente pas d'affirmer ces principes, il les illustre à travers des exemples pris dans la littérature mondiale : tchèque, allemande, française, sud américaine.

Cervantes fut le créateur de cet art nouveau quand il mit en route son personnage don Quichotte : il déchira le rideau de la "pré-interprétation" du monde pour courir l'aventure des mots et de la prose et créa ainsi un océan de possibles qui à son tour vint fertiliser et agrandir le monde.

Chaque bon romancier est un transgresseur de valeurs anciennes, un pourfendeur de voile, un "chevalier à la triste figure" peut-être ! mais un chevalier éclaireur.

Ou devrait être un éclaireur : Kundera note la disparition de ces livres précurseurs capables de tirer derrière eux le char des représentations nouvelles. Non par manque de génie personnel des auteurs, mais par complexification des données à traiter.

Cet essai possède toutes les qualités que l'on peut attendre d'un essai : clair dans l'expression (pas de jargon hermétique), il n'en est pas moins profond par son angle d'approche original du roman (l'histoire y est vue comme une dynamique et non comme un cumul de connaissances poussiéreuses). Les grandes oeuvres sont abordées sous l'optique de ce qu'elles ont apporté à leur époque, à l'art ; les personnages littéraires sont évoqués sous des éclairages différents de ceux auxquels on se réfère en général : il s'intéresse à Charles Bovary plutôt qu'à Emma ; réfléchit à l'importance de la jeunesse des héros dans la compréhension d'une oeuvre (tous les protagonistes importants de "L'idiot" de Dostoïevski ont moins de 26 ans) ; s'interroge sur la notion de "bêtise" en littérature et la cohabitation fréquente de ce défaut humain avec la sincérité des idéaux politiques (rapports de l'intégrité morale et du fanatisme vus à travers les personnages secondaires de "L'éducation sentimentale" et le parcours de Cioran.

Cette liste n'est pas exhaustive, il faudrait un ouvrage plus volumineux que l'essai lui-même pour en tirer "la substantifique moelle".

On a la merveilleuse impression en cours de lecture de devenir de plus en plus intelligent. Je me fais la promesse de ne pas me priver de cette joie et de relire "Le rideau".

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J'ai été réellement captivée par cet essai. En général, lorsque je lis un roman, et que je m'en fais le débriefing, je ne me la joue pas intello littéraire que je ne suis pas et que je ne cherche pas à être. Pas d'analyse du style, de la composition, encore moins de recherche de paternité, de courant, de question de temporalité, de ci ou ça… bref je ne suis pas une théoricienne, et encore moins une historienne de la littérature, pour quoi faire d'ailleurs ?

Et vlan voilà le Milan qui vient s'en mêler, hop ! hop ! Il faudrait peut-être y regarder d'un peu plus près mamie, et qui m'embarque dans un atelier, tire le rideau, et patatras, tout le confort de mon ignorance qui s'envole. le pire c'est que j'ai tout de suite compris que c'était irréversible.

Pensez donc, un Milan qui réussit à vous faire, avec une petite centaine de pages, préférer en priorité la relecture de Bouvard et Pécuchet à celle de ses propres livres encore dans ma pal, à me faire regretter d'avoir dédaigné les vieilles éditions de Rabelais dans la biblio de mon père et me faire aimer encore davantage Cervantès…. Il est fort.

Il nous dit que l'insignifiance est le propre de la nature humaine : « L'un de nos plus grands problèmes n'est-il pas l'insignifiance ? N'est-ce pas elle notre sort ? Et si oui, ce sort est-il notre chance ou notre malheur ? »
J'étais une lectrice insignifiante et, par chance, j'ai pris une claque que j'aurais préféré recevoir plus tôt, mais il n'est jamais trop tard pour recevoir une leçon. Après cette lecture, il me semble que je ne pourrai plus lire de roman avec la même désinvolture ou plutôt que je ne pourrai plus me contenter de subir sa magie narrative.
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Variations sur la vie et le roman
Par Daniel Rondeau (L'Express), publié le 04/04/2005

En artiste lettré, Kundera abandonne son âme musicale à sa double réserve de savoir et de sagesse. Il cherche dans le roman le secret de la nature humaine

Le Rideau poursuit une méditation commencée il y a longtemps par Milan Kundera sur le roman, l'Europe et notre existence d'Européens en survie. Il ne s'agit pas seulement d'un essai sur l' «art d'être un bon lecteur», comme aurait dit Vladimir Nabokov à ses étudiants de Cornell, mais d'un livre de variations sur la fiction et ses liens avec le réel.

Autour de ce thème, la pensée de l'auteur progresse par contrepoints multiples sur L Histoire, le temps, la mémoire, etc. Ils donnent au texte sa cadence et sa liberté. Réflexions, (re) lectures, questions, mais aussi anecdotes et souvenirs personnels, qui témoignent d'un discret amour pour la vie, nourrissent la recherche de Kundera sur les moyens de connaître l'âme du monde et la nature humaine. Où chercher notre visage? Comment comprendre notre histoire? Quelle est la raison d'être du roman?

Le rideau en question est le rideau tissé de légendes, d'explications usées et de clichés qui dissimule souvent aux yeux de l'artiste, peintre ou écrivain, la nature, légère et dense, de la réalité. Cervantès, en envoyant Don Quichotte errer à la découverte du monde, a déchiré le rideau et fait entrer dans son livre la «prose de la vie». Rien dans le Quichotte n'est jamais monochrome. le tragique y fait bon ménage avec le comique, le quotidien, avec l'épique, les personnages apparaissent et disparaissent sous des éclairages changeants.

Le «geste destructeur [de Cervantès] se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom; c'est le signe d'identité de l'art du roman». Nous n'avons qu'à lire quelques pages de Rushdie, d'Axionov, de Haruki Murakami ou de Stendhal (et aussi des Misérables, que Kundera n'aime pas, hélas!) pour vérifier que derrière chaque phrase se trouve un c?ur qui bouge. Dans chaque grand roman toujours, la vie «déthéâtralisée» court, marche, se précipite. Charles du Bos ne disait pas autre chose en évoquant Guerre et Paix, de Tolstoï: c'est ainsi que «la vie parlerait, si elle pouvait parler».

Milan Kundera est un homme qui campe solitairement à l'écart de la comédie littéraire et de ses graphomanes à bout de souffle, ces romanciers moyens, dit-il, qui nous sont moins utiles qu'un plombier moyen. C'est un écrivain familiarisé depuis longtemps avec l'art de faire dialoguer les grands romans. Il tire sa généalogie de romanciers de l'ancienne France (Rabelais, Diderot, Laclos, et de l'Europe centrale du XXe siècle. C'est aussi quelqu'un qui a compris qu'un homme est d'abord la somme de ses métamorphoses.


Dans le Rideau, c'est en artiste lettré qu'il abandonne son âme musicale à sa double réserve de savoir et de sagesse. Ce qu'il cherche avant tout, et avec passion, à découvrir dans le roman, c'est le point mystérieux de la «nature humaine». Pour lui, le romancier n'est pas seulement celui qui enchante ses lecteurs, mais une sorte de père aimant et lointain, pas très sérieux, parce qu'il a depuis longtemps cessé de «prendre au sérieux le sérieux des hommes», leur apprenant, tout en leur racontant une histoire, les secrets de la vie. «Hermann Broch l'a dit: la seule morale du roman est la connaissance.»

Tandis que Kundera nous parle apparaît l'ombre d'un poète qui, pendant toute son existence, tourna en rond, comme l'écrivait André Suarès, «dans un cercle de quelques lieux, entre Francfort, Iéna et Weimar»: Goethe le grand Européen, qui cherchait l'Europe «dans un accord, et non dans un unisson». Il fut le premier à évoquer avec autant de lucidité que de ferveur l'émergence d'une littérature universelle. C'est-à-dire, pour lui, essentiellement européenne (une exception de taille pourtant: Chamsoddine, dit Hafiz, le grand lyrique de la poésie persane). Il la pensait comme un tout et la nommait d'un mot: Weltliteratur.

La pensée de Goethe alors avait quelque chose de révolutionnaire et de prophétique. Elle annonçait, en même temps, le rétrécissement de la planète, son uniformisation et le dialogue des ?uvres capables de sauter avec allégresse les frontières des littératures nationales. Mais la leçon de Goethe, dit Kundera, qui semble tout au long du Rideau converser par-dessus les siècles avec l'auteur de Werther, n'a pas été entendue.

«Encore un testament trahi, s'exclame-t-il, en se focalisant sur des exemples tirés de l'université ou des médias. L'Europe n'a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c'est là son irréparable échec intellectuel.» Il serait pourtant aisé de considérer que L Histoire a réalisé la première partie de la prophétie de Weimar (le nivellement de la vie) et que Goethe lui-même n'attendait pas grand-chose de bon de cette Weltliteratur. L'important n'est pas dans ce que l'on fait dire, ou non, à Goethe, mais dans la façon qu'a Milan Kundera de replacer le poète allemand, qui s'était accaparé les grands romans étrangers, au centre de notre histoire. Seule notre culture commune peut «prolonger le rayonnement» de chaque oeuvre et les protéger toutes «contre l'oubli».

Il y a bien d'autres choses encore dans ce Rideau, sur les âges de la vie qu'il dissimule, l'incessante métamorphose des concepts esthétiques, la beauté des sentiments modestes, la bêtise, «inséparable de la nature humaine», Camus et Sartre, la genèse des romanciers, qui naissent toujours sur «les ruines de leur monde lyrique», le kitsch, «voile rose jeté sur le réel», ou le modernisme antimoderne (nous en reparlerons bientôt à propos du livre d'Antoine Compagnon). Lisez le Rideau. Il n'est pas si fréquent de pouvoir réfléchir en si bonne compagnie à la vie, à l'histoire et au roman, et à ce que «seul le roman peut découvrir et dire».
Lien : http://www.lexpress.fr/cultu..
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J'avais lu Kundera il y a de très Nombreuses années et il faisait partie de mes auteurs contemporains préférés.
Sa mort m'a profondément touchée, mais elle a eu peu d'écho en France et même chez certains aficionados qui hantent les plates formes littéraires..
Me revient en mémoire le dernier livre que j'ai lu de lui, á savoir le Rideau, ses passages pleins de pertinence et de bon sens, dans lequel il pose la question du roman, qu'est ce donc, quels sont les différents genres, les styles, pourquoi ne l'enseigne t on pas assez dans les lycées, les facs et même dans la vie de tous les jours ? On y apprendrait qui étaient Kafka, Cervantes, Flaubert, Camus et tant d'autres, qui sont allés au fond des choses pour en tirer la substantifique moelle.
Car un jour il faudra déchirer le rideau qui fait écran à toute entreprise «  Car c'est en déchirant le rideau de la préinterprétation que Cervantès a mis en route cet art nouveau ; son geste destructeur se reflète, se prolonge dans chaque roman, digne de ce nom ; c'est le signe d'identité de l'art du roman ».
Même si Kundera écrit que la vie est ailleurs, tout romancier bien ancré dans le hic et nunc traverse toutes les époques et les épreuves. Il en est de même pour chaque oeuvre d'art vouée à l'oubli tôt ou tard même si son but princeps était fait pour côtoyer l'immortalité ou l'éternité.
La musique au cours des siècles à voulu s'éloigner des anciens canons et modes harmoniques en voulant faire du nouveau et il y eut ainsi une Histoire de la Musique. Il faut ainsi pour Kundera que cette Histoire miraculeuse se perpétue. Et les derniers mots de son roman sont tels « Car  l'histoire de l'art est périssable, le babillage de l'art est éternel ».
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Dans ce bref essai, Kundera tente de définir, de saisir, l'essence du roman. En traquant sa naissance qu'il recherche chez Rabelais et Cervantes. Il le fait à sa façon, érudite, certes, mais très accessible, avec cette aisance d'écriture qu'il possède, en émaillant son livre d'anecdotes et d'exemples. Et les auteurs et livres qu'il cite sont surtout des oeuvres connus, voir très connus, à défaut de les avoir touts lus, le lecteur en a au moins entendu parlé. Pour les quelques oeuvres plus rares, il les situe et décrit. Aucune raison donc de se sentir perdu, nous ne sommes pas devant un écrit très savant, demandant des connaissances très pointues, ni devant un livre d'un niveau d'abstraction poussé qui nécessite une énorme concentration. Plutôt devant une brillante causerie, dans laquelle celui qui parle veille à ne pas égarer celui qui écoute.

Avec Fielding, il pose que le but du roman est de traquer « la nature humaine ». Il défend l'idée de la nécessité de transformation de la forme, comme dans tout art, et s'intéresse avant tout aux écrivains qui lui paraissent avoir été des jalons dans cette transformation. Et qui évitent de se concentrer sur ce qu'il appelle « la story », qui n'est pas le plus important selon lui. Il appelle de ses voeux le dépassement des littératures nationales, qui ont de moins en moins de sens, et une histoire mondiale de la littérature, dans laquelle les auteurs se répondent selon les affinités et correspondances, bien plus que par une langue et un contexte local. Il donne aussi à l'auteur le droit de choisir, voir de détruire ses écrits et s'insurge contre la collecte, la conservation et la mise à disposition de différentes versions et documents liés à la production de l'oeuvre : ce qui compte, c'est le résultat final, choisi et assumé par l'auteur. Et le roman permet d'échapper au pouvoir de l'oubli.
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Pour une littérature mondiale
Par François Busnel (Lire), publié le 01/05/2005

Qu'est-ce qu'un roman? Dans ce plaidoyer, Milan Kundera pose d'inestimables jalons.

Milan Kundera vient de faire un immense cadeau à la littérature. Dans un court essai consacré à l'art du roman, bijou d'intelligence et de style, l'écrivain français d'origine tchèque déchire le rideau qui voile le monde et les lettres. Pour cela, il nous entraîne en pays ami, sur les terres de Rabelais et de Cervantès, de Flaubert et de Stendhal, en compagnie de García Márquez, de Fuentes, de Robert Musil, d'Homère.

Mais quel est donc ce rideau que Kundera entend détruire? Celui de la préinterprétation. Il s'agit d'un voile terrifiant, tissé de pseudo-vérités. Il encrasse l'esprit comme autant de poussières et fonctionne telle une pensée magique. le drame, avec les rideaux, c'est qu'ils finissent par se fondre dans le paysage à la manière de masques confortables. On ne les remarque plus, on ne s'en soucie plus. Et il faut, nous dit Kundera, un «courage cervantesque» pour oser les mettre en pièces. L'enjeu n'est pas mince: il s'agit, ni plus ni moins, de définir ce qu'est un roman. Car Kundera a l'ambition des grands: il ne se contentera pas de répéter ce qui fut écrit mais aspire - comme tout authentique écrivain - à quelque chose de profondément différent.

Avec un joyeux enthousiasme, il insiste sur le rôle de la composition (que l'on ne saurait réduire au simple savoir-faire technique), sur l'esclavage de la «story», sur l'indispensable transformation de la forme: «Dans l'art du roman, pose-t-il en préambule, les découvertes existentielles et la transformation de la forme sont inséparables.» Mais l'essentiel est dans son plaidoyer, audacieux et lucide, en faveur d'une «littérature mondiale». L'idée n'est pas nouvelle. Goethe, déjà, appelait de ses v?ux, dans un texte prophétique et crépusculaire, l'avènement de cette Weltliteratur: «La littérature nationale ne représente plus grand-chose aujourd'hui, notait, il y a plus de deux cents ans, le poète allemand. Nous entrons dans l'ère de la littérature mondiale et il appartient à chacun de nous d'accélérer cette évolution.» Mais le «testament» de Goethe fut trahi. Reprenant le flambeau goethéen, l'ancien dissident tchèque démontre que l'on ne peut désormais apprécier la nouveauté d'un roman que dans ce qu'il nomme un «grand contexte». Il pourfend ainsi ce provincialisme de l'esprit qui ne juge la littérature qu'en fonction de sa nationalité. Comme si Proust était français et Joyce irlandais! Comme si l'écho social au sein d'une nation valait davantage que l'importance d'une ?uvre dans L Histoire des lettres! Ce repli nationaliste n'est pas seulement préjudiciable à l'art du roman, il est - à l'heure de l'Europe - parfaitement anachronique.

Contre la «morale de l'archive» qui prévaut actuellement et suggère de tout conserver d'un écrivain (de sa correspondance à ses brouillons) pour juger de son oeuvre, Kundera propose une «morale de l'essentiel». «La lecture est longue, la vie est courte», écrit-il avant d'expliquer son refus d'accorder tout entretien (que ce soit à un journaliste ou à un lecteur): «Ce que l'auteur a créé n'appartient ni à son papa, ni à sa maman, ni à sa nation, ni à l'humanité, cela n'appartient qu'à lui-même, il peut le publier quand il veut et s'il le veut, il peut le changer, le corriger, l'allonger, le raccourcir, le jeter dans la cuvette et tirer la chasse d'eau sans avoir le moindre devoir de s'en expliquer à qui que ce soit.» C'est vrai. C'est dommage, mais c'est vrai.

Kundera n'analyse pas en professeur, avec la froide distance de l'érudit ou l'arrogance doctrinaire de l'expert: il exulte, s'emporte, s'enflamme, constelle son texte de points d'exclamation et de parenthèses. On retrouve, intacte, la capacité d'étonnement de celui qui sut si parfaitement intégrer la réflexion dans ses romans. Et comme il n'est de solide pensée qu'autobiographique, Kundera parle de ses lectures, mais aussi de son pays kidnappé, «sa» Bohême.

Cet essai est un bréviaire, constellé de pépites. Pourquoi écrit-on des romans? Pour «aller dans l'âme des choses», répondait Flaubert. Pour échapper au pouvoir de l'oubli, rétorque Kundera. le roman est «un indestructible château de l'inoubliable». Quelle belle définition! Elle esquisse le projet de Kundera: écrire une théorie de la densité de la vie en même temps qu'une théorie de l'art romanesque. Il y parvient avec une incroyable fraîcheur. Et apporte la preuve que le roman et la vie, au fond, ne sont peut-être qu'une seule et même chose.
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Je crois qu'il faut avoir lu les premiers romans à la construction plus classiques pour apprécier celui-ci. On a l'impression qu'il n'y a pas vraiment de fil conducteur et pourtant les chapitres s'assemblent comme par magie. Dans le rideau, Kundera nous parle de sa définition du roman, met en regard les oeuvres majeures et écrit en quelque sorte sa propre histoire de la littérature, subjective mais argumentée. J'ai particulièrement adhéré aux propos sur le sens même du mot histoire : un roman n'efface pas le roman précédent et nul autre que cet auteur-là aurait pu écrire ce roman (contrairement aux innovations technologiques par exemple).

Il nous parle aussi de l'impact de la langue dans laquelle l'oeuvre est écrite pour passer à la postérité (avec une illustration parlante : Kafka aurait-il eu cette exposition s'il avait écrit en tchèque plutôt qu'en allemand ?) et de l'indissociabilité de l'oeuvre et de son auteur. Pour lui seul l'écrivain peut décider ce qui doit être publié et parler d'oeuvre lorsqu'il s'agit d'ajouts postérieurs ou de publication de correspondances sans que ce soit la volonté de l'auteur est une aberration. Ce chapitre m'a marquée car non seulement il renvoie à la propre expérience de Kundera qui a du retraduire ses livres en français lorsqu'il s'est aperçu des libertés qu'avait pris son traducteur d'alors, mais surtout je me suis demandée combien d'oeuvres majeures resteraient à jamais méconnues faute de traducteur!
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Un très bel essai sur le thème de l'exil, de la mémoire, de l'oubli, illustré par des éléments largement autobiographiques et des références littéraires empruntées à la littérature européenne.
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