LE DÉSERT DES ABSENTS
Oh combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !
Nul n'ignore la première strophe du poème Oceano nox de Victor Hugo - l'un de ses textes les plus célèbres, sans nul doute - et qui aurait pu tout aussi bien annoncer ce que fut cette mer sans fond de la Grande Boucherie qui défigura pour jamais la vieille Europa, laquelle en avait pourtant connu d'autres, entre 1914 et 1918, océan de violence et de turpitude où s'enfouit toute une marée d'hommes qui n'avaient encore rien vécu de leur vie, ou peu s'en fallait.
C'est cette même vague extraordinairement mortifère qui emporta, à l'âge de vingt-sept trop courtes années un jeune bordelais "monté" quelques temps avant à Paris afin d'y vivre fonctionnaire à la préfecture de la Seine. Son nom claque comme un rêve ancien, comme une invitation à quelque immobile voyage, ou comme le titre d'un poème sublime : Jean de la Ville de Mirmont. Ce jour-là - c'était le 28 Novembre 1914, aux abords de cette bataille devenue depuis tristement célèbre du "Chemin des Dames", 200 000 mille soldats français au compteur de la vieille et insatiable faucheuse, "tombés au champ d'honneur". Au moins autant, probablement, avalés côté allemand. Une paille... -, le sergent de la Ville de Mirmont et ses hommes de troupe attendent sous le feu une relève qui tarde à arriver. Malgré le conseil insistant de son capitaine, le jeune sergent myope de vingt-sept ans refuse de quitter son poste, prétextant qu'il est presque aussi dangereux de retourner à l'arrière sous le feu de l'ennemi. le capitaine abandonne-là les trois hommes afin de rejoindre son poste de commandement. «À peine y est-il arrivé qu'une détonation formidable ébranle la terre : c'est un des premiers minen-werfers que les ennemis envoient... Obligé de donner des ordres, le capitaine ne peut quitter son téléphone. Un moment après, un brancardier arrive essoufflé : - le sergent de Mirmont est enseveli avec deux hommes, mon capitaine», raconte à un François Mauriac éploré la mère inconsolable du jeune homme. Mirmont respire encore, malgré la violence de l'impact et les tonnes de terre et de gravats qui l'ont recouvert. Mais la colonne vertébrale est brisée et il n'y a plus d'espoir. Juste avant de tomber dans un ultime coma, il aura eut le temps d'appeler par trois fois sa mère... «Maman, maman»... Et François Mauriac, l'ami de toujours, l'ami fidèle jusque bien après le drame, celui par qui la mémoire de ce grand poète en germe et aussi, possiblement, grand écrivain en attente d'un devenir irrémédiablement saccagé, nous est parvenue ; d'ajouter dans la préface à ce volume d'oeuvres presque complètes : «Des frères et des soeurs de Jean Dézert ont été ensevelis avec lui. Au-dessus de cet immense front, de la mer à l'Alsace, mourraient les créatures de tous ces créateurs immolés. L'Horizon chimérique est ce coquillage où gronde un océan : l'oeuvre de Jean de la Ville qui ne naîtra jamais.»
Jean de la Ville de Mirmont est né un 2 Décembre de l'année 1886. C'est peu de dire qu'il naquit dans une famille d'intellectuels, protestants et de notabilité affirmée : son père, Henri, était un professeur de lettres reconnu pour ses traductions de Cicéron, auteur d'un volume de Contes mythologiques et fut aussi conseiller municipal de Bordeaux. Mais les biographies oublient trop généralement que sa mère, Sophie Malan, s'adonna elle aussi à l'écriture, publiant, par exemple, un recueil de Contes de Noël. Dans une telle famille, nombreuse de six rejetons, il est bien rare que l'un d'entre eux ne reprenne pas le flambeau de la littérature pour le porter à des hauteurs un rien plus vertigineuses. Ce fut - du moins, c'eut dû être - le cas de Jean, sans cette fichue manie des hommes à désirer la destruction de son semblable. Car la totalité de l'oeuvre de Mirmont tient en quelques deux cent pages. Un roman, tout d'abord, seule oeuvre qu'il fit paraître peu de temps avant le début du conflit : Les Dimanches de Jean Dézert. Écoutons ce qu'il en résume à cette mère bien-aimée jusqu'au seuil du grand départ :
"J'ai imaginé un petit roman qui m'amuserait beaucoup. le héros de l'histoire serait absurde et tout à fait dans mes goûts. Ce sera désolant sous un aspect ridicule. Mon personnage est définitivement employé de ministère. Il habite mon ancienne chambre de la rue du Bac, en face du Petit Saint-Thomas, sous l'obsession d'un plafond trop bas. Il s'ennuie mortellement par faute d'imagination, mais est résigné à sa médiocrité. Pour essayer de se distraire, il emploie tout un dimanche à suivre les conseils de plusieurs prospectus qu'on lui a donnés dans la rue. le matin, il prend un bain chaud, avec massage par les aveugles, rue Monge. Puis il se fait couper les cheveux dans un 'lavatory rationnel' de la rue Montmartre. Puis il déjeune rue de Vaugirard dans un restaurant végétarien antialcoolique. Puis il consulte un somnambule. Puis il va au cinématographe. Il dîne enfin au champagne à 2 fr. 75 aux environs de la barrière du Trône et finit sa soirée en écoutant une conférence gratuite avec auditons musicales chez un pharmacien près de la Gare du Nord. Je n'ai même pas la peine d'inventer."
Mais ce que Jean omet de préciser à sa mère, c'est que ce personnage de papier, mi-homonyme, mi-antonyme - Jean/Jean Ville/Dézert -, c'est que ce jeune homme médiocre et sans rêve rencontre une toute jeune femme, par le plus grand des hasards dans cette existence lente, inutile, dénuée de toute initiative imprévue, et dans la plus entière des équivoques. Lui, parce qu'il est incapable de dire s'il désire ou pas de cette relation qu'il subit autant qu'elle lui change son présent sans attrait. Elle, parce que c'est encore une enfant sous ses dehors de femme en fleur, qu'elle est parfaitement ingénue, qu'elle tient aussi de la gentille idiote, que son seul plaisir immédiat gouverne l'essentiel de sa puérile existence. Il aura suffit de quelques phrases emphatiques de trop dans la bouche de Jean Dézert, les seules d'ailleurs, prononcées par cet homme parfaitement sans relief, pour que que le joli rêve enfantin s'écroule, que la charmante demoiselle s'aperçoive brutalement qu'elle ne l'aime pas, après avoir enfin regardé vraiment dans les yeux son promis, mais à la manière que peuvent avoir les plus jeunes enfants d'affirmer des vérités premières : «Oh ! je n'avais pas remarqué que vous aviez la figure si longue. Pourquoi, mon Dieu, ne vous ai-je pas examiné plus tôt ! C'en est fait ! Je ne pourrai jamais, jamais plus vous aimer dans de pareilles conditions.» Et le narrateur d'ajouter : «Jean Dézert conçoit d'un seul coup toute l'étendue et le caractère irrévocable du désastre.»
Il y a très certainement de l'auteur dans ce portrait d'un homme fait mais pâle, routinier, sans avenir et sans but, parfaitement plat. du moins Mirmont pouvait-il se voir en partie ainsi - plus jeune, cet adolescent souffreteux atteint de problèmes ophtalmologiques et d'une myopie importante tentât de se suicider... en avalant de l'encre ! -, ou encore avait-il trop d'intelligence et d'humour pour ne pas constater que les foules sont constituées de figures répondant ici et là à cette description, lui compris. Il y a aussi, n'en doutons pas un seul instant, une bonne dose d'humour. D'un humour que nous pouvons qualifier sans peine d'absurde, tant ce personnage de Jean Dézert anticipe sur une certaine école littéraire qui fera florès au lendemain d'une autre boucherie mondiale, qui fut assez vite qualifiée de seconde, et si la bouffonnerie délicieuse de ces Dimanches de Jean Dézert n'a guère de rapport avec l'existence violente et insensée du Meursault de L'étranger de Camus, pour prendre l'un des exemples les plus fameux de ce genre, on peut déjà y déceler les prémices de cette vision littéralement absurde du devenir humain. Tout autant n'est-il pas vain de lui affilier, même lointainement, le célèbre Bartleby le scribe d'un Herman Melville, l'homme qui préférerait mieux ne pas... Comme descendant assez direct, quoi que d'un style plus distingué, on lui verrait assez bien un autre mal connu des lettres françaises, pourtant si essentiel, l'écrivain Emmanuel Bove. Voici, pour l'exemple, ce que Raymond Cousse exposait des personnages de Bove : «Cette misère n'a rien d'extérieur ni de contingent. Considérés isolément ou dans leur globalité, les personnages de Bove représentent une mise à nu de la condition humaine. Par leur entremise, l'humanité est saisie de l'intérieur, sans le secours de ses alibis habituels, à commencer par le concept de progrès, son plus fréquent avatar.» Pour un peu, on croirait lire un portrait de Jean Dézert...!
«Ce jeune homme, appelons-le Jean Dézert.
À moins de le bousculer au passage, vous ne le distingueriez pas de la foule, tant il est vêtu d'incolore.»
C'est par ces quelques mots d'une évidence délicatement ironique dans sa banalité brute que débute ce livre étonnant, avant-gardiste sans velléité d'avant-garde, intense par sa sobriété, son minimalisme, servit par un phrasé enrobant au lyrisme discret mais qui fait mouche à tout coup, parce qu'il a la politesse du désespoir. Quant au point final d'un tel texte, peut-il vraiment y en avoir un...?
Une fois refermé ce texte court, forcément trop court, on se prend à regretter, tant et tant, que cet homme-là fut balayé d'un revers de la main par le hasard funeste d'un obus d'en face, allant rejoindre ou précédant ainsi nombre de ses frères en sidération. Nommons en quelques uns, malgré la peine : Louis Pergaud, Alain-Fournier ou Charles Péguy, dans les deux premières années de la Grande Boucherie ; Guillaume Apollinaire et Victore Segalen, des suites directes ou indirectes de ce Léviathan moderne. Pour les plus célèbres d'entre ces tigres de papier. En tout, ils furent 450 écrivains, poètes, nouvellistes à périr pour la plus idiote des raisons. Rien que du côté français...
Un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle, assurait le magnifique écrivain malien Amadou Hampâté Bâ. Qu'exprimer alors pour toute cette jeunesse fauchée avant qu'elle ait pu donner toute la mesure d'elle-même, et composer cette bibliothèque qui devra demeurer à jamais imaginaire ?
Mais revenons-en à cette petite perle entre nos mains et poursuivons. Dans son édition de 2013, "la petite vermillon" des Editions de la Table Ronde présente, à la suite des Dimanches de Jean Dézert, un recueil posthume de poèmes de Jean de la Ville de Mirmont. On y décèle le drame impossible du marin bloqué à terre, on y sent, entre les lignes, le goût inaccompli des voyages lointains et les regrets éternels pour tous ces ailleurs inconnus, «ivre d'air et de sel». On y devine des lectures baudelairiennes et, plus encore sans nul doute, une admiration sincère pour la poésie d'un Laforgue. Malgré les références et la jeunesse de leur créateur, cette poésie toute de nostalgie douce et de violence rentrée est indubitablement unique. Unique par sa rythmique tour à tour fougueuse et mélancolique, se jouant des mots et des vers comme s'ils étaient un subtil mouvement de flux et de reflux verbal et spirituel. Unique tellement, que le vieux Gabriel Fauré(*) ne s'y trompa point en découvrant ces beaux textes retrouvés dans les papiers de son fils par cette si précieuse maman et publiés par elle en 1920, Fauré, le compositeur d'un si fameux "Ave Maria", atteint de surdité pourtant et à la veille du trépas, allait en faire surgir la beauté incroyable dans l'ultime cycle mélodique qu'il ait pu composer en 1921. La légende était en marche. François Mauriac, le vieux fidèle, et quelques autres pendant ou depuis (Jérôme Garcin dans "Bleus horizons", Michel Suffran à plusieurs reprises) ont permis que vive jusqu'à nous - est-ce utile de le préciser : pour le plus immense bonheur du lecteur curieux, parfois difficile à satisfaire - l'âme, le souvenir et le sang de ce myope visionnaire, «ce jeune homme éternel» comme le surnomme son vieux comparse bordelais, qui l'a, de si longtemps, rejoint...
Laissons-nous un instant emporter par ce phrasé maritime et puissant de L'Horizon chimérique de Jean de la Ville de Mirmont, ce voyageur inassouvi :
La mer est infinie et mes rêves sont fous.
La mer chante au soleil en battant les falaises
Et mes rêves légers ne se sentent plus d'aise
De danser sur la mer comme des oiseaux soûls.
Le vaste mouvement des vagues les emporte,
La brise les agite et les roule en ses plis ;
Jouant dans le sillage, ils feront une escorte
Aux vaisseaux que mon coeur dans leur fuite a suivis.
Ivres d'air et de sel et brûlés par l'écume
De la mer qui console et qui lave des pleurs,
Ils connaîtront le large et sa bonne amertume ;
Les goélands perdus les prendront pour des leurs.(**)
Il serait injuste de ne pas signaler que cette édition de la Table Ronde est complétée de huit nouvelles, pour certaines parues en revue du vivant de l'auteur, pour d'autres pareillement posthumes à ses poésies. Qu'elles sont intitulées "Contes", et qu'elles vous embarqueront aussi loin que tout le reste avec un égal intérêt. L'ultime, titrée "Mon ami le Prophète" est un petit régal d'ironie et d'humour absurde.
Avant de le laisser reposer encore un peu dans le silence métallique des navires en partance, des racontars d'auberges borgnes du bout du quai pour marin à bout de courses, et profiter encore de cette paix sans fin offerte par la mort, abandonnons-lui la grâce de sa propre épitaphe :
ÉPITAPHE
Un peu plus tôt, un peu plus tard,
Lorsque viendra mon tour, un soir,
Amis, au moment du départ,
En choeur, agitez vos mouchoirs !
Un peu plus tard, un peu plus tôt,
Puisqu'il faut en passer par là,
Vous mettrez sur mon écriteau :
« Encore un fou qui s'en alla ! »
(*) L'Horizon chimérique, op. 118, est un cycle de mélodies de Gabriel Fauré, constitué de quatre mélodies pour voix et piano. Composé à l'automne 1921 et dédié au baryton suisse Charles Panzera, le cycle reprend quatre des poèmes du recueil du même nom.
(**) À la suite de Fauré et pour ceux qui aiment ce chansonnier, ce texte fut aussi repris et mis en musique par Julien Clerc.
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