Freud annonçant que la psychanalyse, conjointe aux progrès de la science, se chargerait de révéler le caractère illusoire de la religion et la conduirait à sa disparition, faisait preuve d'un optimisme qui lui est assez peu familier. C'est que
Freud n'avait pas eu assez d'années devant lui pour se figurer tout le « progrès » qu'allait parcourir la recherche scientifique, se marquant du surgissement de la position du savant (ou du sachant) comme position impossible parce que le discours scientifique ne peut « avancer » que de ce qu'il renonce à pouvoir attirer dans sa logique. Lors d'une intervention à la Grande Motte,
Lacan déclarait en ce sens que la science « y arrive toujours, et c'est ce qui la rend sûre ; c'est qu'elle n'authentifie quoi que ce soit que quand elle en est sûre ; et là où elle n'est pas sûre, elle n'authentifie rien. Ça la fait sûre pour tout le monde. Moyennant quoi on ne peut pas dire que ça lui donne plus de sens. »
Quelques décennies après la mort de
Freud, le discours de la science n'a pas cessé de prendre de l'ampleur. Ça ne s'arrête pas. « C'est seulement maintenant que les savants commencent à faire des crises d'angoisse », fait remarquer
Lacan dans les années 70. Constituant une réalité dite objective par forclusion de tout ce qui ne colle pas avec son cadre et ses théories, le discours de la science fait naître l'angoisse, soit le manque du manque, et comme le manque est toujours imaginaire : le manque de ce qui devrait être apparent mais qui, étant rejeté, risque de nous revenir droit dessus. « Quel soulagement sublime ce serait pourtant si tout d'un coup on avait affaire à un véritable fléau, un fléau sorti des mains des biologistes. Ce serait vraiment un triomphe. Cela voudrait dire que l'humanité serait vraiment arrivée à quelque chose – sa propre destruction. Ce serait vraiment là le signe de la supériorité d'un être sur tous les autres. Non seulement sa propre destruction, mais la destruction de tout le monde vivant. Ce serait vraiment le signe que l'homme est capable de quelque chose. Mais cela fout tout de même un peu l'angoisse. »
La Chose forclose par le discours scientifique ne manque donc pas de continuer à produire des effets sous la forme de l'angoisse. Elle suscite alors en retour le besoin de s'apaiser par l'onction d'un certain miel religieux, de cette religion (qui ne se fait d'ailleurs jamais appeler comme telle mais qui se nomme progressisme, socialisme, humanisme, etc.) qui n'est qu'une forme dérivée du discours du maître en ce qu'elle conforte le paradigme dominant, rachetant l'angoisse qu'il génère par la promesse que personne n'aura plus besoin de se justifier de sa responsabilité aux yeux du monde. Cette sorte de religion gnostique, pourrions-nous dire, récupère l'angoisse générée par une forme de discours pour que celui-ci continue de se maintenir dans sa position dominante.
Le discours de la psychanalyse surgit à cet endroit-là, surgeon symptomatique de l'humanité fière de s'être émancipée de l'ancienne vieille religion, la catholique, qu'elle n'aimait plus à cause de ce qu'elle était castratrice, empêchante, parce qu'elle rappelait que chacun n'était que soi et rien d'autre, et en plus marqué dès l'origine par la division fondamentale, le péché originel. le discours de la science est évidemment plus plaisant à entendre. Il promet de vastes horizons de la connaissance à conquérir, le dépassement des limites propres à la condition humaine, le relativisme mouvant de la posture éthique, etc. Tout cela n'est pas donné gratuitement. L'angoisse est le prix à payer pour l'illusion de s'être libéré de sa responsabilité. « La psychanalyse est un symptôme. Seulement, il faut comprendre de quoi. Elle fait nettement partie de ce malaise de la civilisation dont
Freud a parlé. »
Du discours de l'analyse ou du discours religieux, qui gagnera ?
Lacan ne vise pas la « vraie » religion, la romaine qui, par l'Incarnation, la mort en croix et la kénose, représente l'assomption de la castration jusqu'au terme où elle permet l'amour dans la reconnaissance du manque structurel, de la place impossible à tenir en tant que totalité totalisante. Il parle avant tout des fausses religions, des petits discours dérivés du discours dominant, qui collaborent avec lui pour lui permettre de perdurer en dépit de la jouissance ruineuse qu'il colporte, de ces discours qui promettent le beurre et l'argent du beurre en échange de son âme, de ces discours qui font « de petites semonces aux personnes […], du genre « petit-petit-petit », comme on donne aux poulets ». Il existe un risque, pour la vraie religion, de se laisser absorber par la facilité de ces discours qui assurent leur domination en retirant, aux sujets sur lesquelles ils opèrent, la lourde responsabilité d'une considération éthique de leur parole et de leur agir. le discours scientifique, quant à lui, ne peut s'autoriser à poursuivre son déploiement qu'à condition de se soutenir des discours à tonalité religieuse qui se résument à cette croyance surmoïque : si je fais le bien que l'on veut de moi, alors je serais récompensé.
« Si la psychanalyse ne triomphe pas de la religion, c'est que la religion est increvable. La psychanalyse ne triomphera pas, elle survivra ou pas. » Nous savons que la religion est increvable et que sous ses formes scientifiques actuelles, elle essaie d'évacuer la psychanalyse (la vraie, celle de
Freud et de
Lacan) à grands coups de données statistiques au cul.
Cette courte transcription de deux conférences, données en réponse à l'interrogation d'un public ciblé de catholiques, est d'un accès facile, recommandable pour ceux qui pensent, à tort, que
Lacan est imbitable. Réparties et profondeur de pensée alternent pour se condenser quelquefois en aphorismes redoutables. Il se peut que
Lacan prolonge la parole du Christ en tant qu'il remet au centre de ses considérations la logique de
l'inconscient. « Ai-je seulement réussi à faire passer en votre esprit les chaînes de cette topologie qui met au coeur de chacun de nous cette place béante d'où le rien nous interroge sur notre sexe et sur notre existence ? C'est là la place où nous avons à aimer le prochain comme nous-mêmes, parce qu'en lui cette place est la même. »