Marlène Laruelle, dont on a ici rendu compte de l'ouvrage savant qu'elle a consacré au néo-eurasisme, a rassemblé autour d'elle des chercheurs russes et allemands pour traiter de l'extrême droite russe.
Il fallait oser le titre de cet ouvrage collectif. On se souvient de la biographie de
François Mitterrand par
Catherine Nay « le noir et le rouge » (Grasset, 1984) ;
Frédéric Martel avait utilisé la même veine en intitulant sa brillante histoire des homosexuels en France «
le rose et le noir » (Le Seuil, 1996), sans parler du chanteur Renaud dont l'autobiographie s'intitule « le jaune et le noir » (XO, 2006). En choisissant ce titre, l'auteur et son éditeur ont voulu insister sur la confusion idéologique qui caractérise les extrêmes politiques post-soviétiques : l'extrême gauche de Ziouganov reprend à l'extrême droite de Jirinovski son discours nationaliste et conservateur.
Le plus intéressant, le plus compliqué aussi, dans la foisonnante extrême-droite russe est la confusion idéologique qui y règne.
Marlène Laruelle y insiste dans le plus long et probablement le meilleur article de ce livre intitulé « Définir l'objet nationalisme russe » : étudier l'extrême droite post-soviétique nous oblige à remettre en cause la pertinence des grandes lignes de division idéologique. Ainsi le nationalisme russe contemporain reste-t-il « nostalgique de l'Etat providence soviétique, de son omniprésence sociale et économique » (p. 51) ce qui complique son positionnement sur l'axe droite-gauche où le lecteur français chercherait à le positionner.
Certains groupuscules se réclament ouvertement du nazisme, tel le Parti national-bolchevik d'
Edouard Limonov qu'évoque
Markus Mathyl dans un chapitre sur la contre-culture jeune. Son drapeau – dont la photo orne la couverture du livre – est « rouge avec un cercle blanc contenant en son centre en lieu et place de la croix gammée un marteau et une faucille » (p. 130). Pourtant la pénétration du « nazisme » ouest-européen se heurte au vieux nationalisme russo-soviétique qui s'est construit, depuis Staline, autour du mythe du peuple vainqueur du « fascisme ».
La question religieuse a toujours divisé les nationalistes. Victor Shnirelman consacre un chapitre très documenté sur l'aryanisme et ses vaines tentatives de légitimation historique autour d'un faux célèbre, le livre de Vles. Ce texte apocryphe tente de fonder le mythe de l'origine aryenne ou hyperboréenne des Slaves. Il a inspiré des théories franchement farfelues, aux limites de l'occultisme et du para-normal qu'explore Evgueni Moroz dans le chapitre qu'il consacre au néo-paganisme. Certains de ses groupuscules se sont rapprochés de l'Eglise orthodoxe ; d'autres au contraire la combattent avec énergie.
Il est toutefois une idéologie que partage la quasi-totalité de l'extrême droite : la haine des Juifs. Mais cet antismétisme est mû par des ressorts très divers : les nationaux-bolcheviques reprochent aux Juifs l'effondrement économique de la Russie, les orthodoxes vouent aux gémonies le « peuple déicide, infanticide, régicide » (p. 56), les néo-nazis pensent l'opposition entre Russes et Juifs sur le mode racial, etc.
L'extrême droite a été particulièrement virulente durant la Perestroïka et au lendemain de la disparition de l'Union soviétique. C'était l'âge d'or de Pamiat, un mouvement qui évoluera, sous l'impulsion de son chef Dmitri Vassiliev, du national-bolchevisme vers un monarchisme orthodoxe plus respectable, dont
Vladimir Pribylovski retrace l'histoire. A l'époque, l'idée se répand d'une « Russie de Weimar » dont la faiblesse de l'ancrage démocratique et la menace grandissante du national-populisme annonceraient l'arrivée prochaine au pouvoir d'un leader fasciste en la personne de Ziouganov, de Jirinovski ou de Lebed.
Ces craintes ne se sont pas réalisées. A la fin des années 90, l'audience du LDPR de Jirinovski et du PCFR de Ziouganov a décliné ; les groupuscules d'extrême-droite, minées par d'incessantes scissions, ont implosé. Si le bloc Rodina, attelage hétéroclite de mouvances nationalistes, a atteint près de 10 % des voix aux élections de 2003, Vladimir Poutine semble avoir eu raison des partis d'extrême droite. Cette situation n'est pourtant pas satisfaisante. Comme le montre Andreas Umland, le déclin des partis politiques d'extrême droite ne signifie pas, bien au contraire, la disparition de leurs idées. La société russe, désemparée par la disparition de l'Empire, fragilisée par la crise économique, perméable aux thèses conspirationnistes, se transformerait en « société incivile » favorable aux idées politiques belliqueuses et anti-libérales (chapitre 5). le constat ne laisse d'inquiéter.