Le poème placé en exergue du livre explique ce qui attend le lecteur de
Si c'est un homme.
"Considérez
si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non."
Le livre nous rappelle que c'est un privilège de vivre en sécurité. Grâce à l'écriture précise et vivante de
Primo Levi, on comprend ce que peut représenter la peur permanente de perdre la vie. On comprend ce que cela signifie d'être exposé, presque nu, au froid mordant de l'hiver polonais et aux matraques nazies. le livre nous invite surtout à ne jamais oublier que cela fut. Un jour. Il n'y a pas si longtemps.
Tout cela a déjà été dit à maintes reprises, bien mieux que je ne le fais, et je n'ai guère de choses à ajouter à toutes les belles critiques qui m'ont précédé.
Je voudrais plutôt me concentrer sur le dernier chapitre de ce livre, intitulé « Histoire de dix jours », que j'ai lu, je m'en souviens avec précision même si c'était il y a plus de vingt ans, dans un état d'exaltation intense, et aussi avec un certain sentiment de culpabilité, confortablement installé sous ma couette.
"Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez
si c'est un homme…"
Rédigé sous la forme d'un journal, ce chapitre est l'épilogue de l'ouvrage. Souffrant de scarlatine,
Primo Levi est admis à l'hôpital du camp. L'arrivée de l'Armée rouge est désormais imminente et les SS décident d'abandonner le camp. Seuls les prisonniers en bonne santé sont évacués. La marche forcée des détenus qui quittent le camp entraînera la mort de la quasi-totalité d'entre eux, y compris celle d'Alberto, le meilleur ami de Primo. Au service des infections, celui-ci rencontre deux déportés français qui viennent d'arriver, Charles et Arthur. Tous les trois se mettent à aider les autres malades dans leur baraque, parcourant le camp abandonné à la recherche de provisions…
Bien involontairement sans doute,
Primo Levi a créé, dans ces quelques pages, un suspense insoutenable car on se demande à chaque instant ce qu'il va advenir de la petite dizaine de prisonniers dont la vie ne tient qu'à un fil. La relation de cette expérience de survie, aucun roman ne pourra jamais l'égaler. Malades et affaiblis, et alors que des dizaines de prisonniers meurent autour d'eux, Primo, Charles et Arthur, et quelques autres hommes valides du service des infections, vont faire preuve d'un courage et d'une ingéniosité incroyables pour tenter d'améliorer leur sort, pas après pas. Ils vont surtout, très vite après le départ des derniers gardiens SS, redevenir des hommes, alors qu'ils n'étaient jusqu'alors que des esclaves, craignant sans cesse pour leur vie. L'étape la plus marquante de ce processus pour retrouver leur humanité et vivre à nouveau comme des hommes civilisés est celle du partage de la nourriture.
Le séjour commun à Auschwitz d'Arthur, Charles et Primo n'a duré que quelques semaines, mais leur amitié continue montre qu'ils ont trouvé une parenté et une solidarité indéfectibles dans leur expérience commune de détention. A ce sujet, je vous invite vivement à regarder le très beau film réalisé par Catherine Bourdin qui montre les retrouvailles de
Jean Samuel (Pikolo dans le livre), un des rares rescapés de la « marche de la mort », et de Charles Conreau. Deux hommes d'une grande dignité, unis par leur souffrance passée et leur amitié pour Primo. On trouve facilement ce film sur internet. Il est très émouvant.
Le dernier mot appartient à
Primo Levi :
« Les Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de transporter Somogyi à quelque distance de là. Il était très léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise.
Charles ôta son calot. Je regrettai de ne pas en avoir un. »