Le Morbihan est ma région de coeur. Lorsque j'étais enfant puis ado, durant sept années consécutives, mes parents louaient, pour un mois, une maison à Larmor-Baden et, chaque été, nous ne manquions pas d'aller passer une journée à Belle-Île.
J'aime tant cette région que, depuis dix ans, mon mari et moi, y retournons, chaque année, une dizaine de jours et la sillonnons de long en large, quittant notre petit hôtel (toujours à Larmor-Baden) dès le matin pour n'y rentrer que dans la soirée. Naturellement, chaque fois, nous consacrons une journée à faire le tour de Belle-Île qui, comme son nom l'indique, est si belle. Et, ce n'est qu'assez récemment, en visitant le musée de la Citadelle Vauban, que j'ai eu connaissance de ce bagne pour enfants.
Vous ne serez donc pas surpris si je vous dis que lorsque j'ai vu ce livre passer dans mon fil d'actualités sur Babelio, j'ai sauté sur l'occasion d'en savoir plus sur ce sujet qui m'avait interpellée.
Ce roman historique m'a bouleversée ! Jean-Hugues Lime a habilement construit son histoire ; de telle sorte que l'on y entre avec la même innocence que son jeune héros, Raymond Mézéguié, pour évoluer vers un même ressenti de révolte, de haine et de désespoir.
De révolte envers cette administration planquée, sourde, aveugle et bornée.
De haine envers ces petits chefs imbéciles, sadiques et lâches, dégueulant leurs petites frustrations sur de pauvres mômes orphelins ou abandonnés, des enfants perdus, des voleurs de pommes.
De désespoir envers l'Humanité ; envers cette populace aussi abrutie qu'ignare. Cette populace aux instincts grégaires dont la responsabilité individuelle est noyée dans la meute qui, sous l'exhortation d'une pourriture en chef, s'enthousiasme et se sent héroïque à donner la chasse, arme au poing, à des enfants affamés, battus et faibles.
Et ces ignominies ne remontent pas au Moyen-Âge, elles sont tout près de nous et n'ont même pas un siècle ! La Colonie Pénitentiaire a été créée en 1880 puis transformée en IPES (Institut Public d'Education Surveillée) après 1945. La Révolte des Enfants de Belle-Île a eu lieu en Août 1934.
Plus jamais je ne verrai Belle-Île comme avant. Des fantômes d'enfants hantent désormais son paysage.
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Raymond, treize ans à peine, est envoyé à Belle-Île, dans la Colonie Agricole de Redressement, qui n'est rien d'autre qu'un bagne pour enfants. Mais dans les murs, pas de place pour l'enfance. Les surveillants excitent les haines, encouragent les vices et divisent pour mieux régner. Les jeunes détenus subissent au quotidien punitions, brimades, privations et vexations. Un jour, c'en est trop. Les petits bagnards affichent un front uni et se révoltent.
Tiré d'un fait divers du début du siècle, ce texte fait froid dans le dos. Les horreurs racontées ont bien eu lieu, et l'enfance innocente a bien été la victime d'un système judiciaire inique. C'est un très bon livre, mais à ne pas mettre en toutes les mains.
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Etienne sanglote. Cervin n'est pas impressionné. Il en a vu d'autres. Au contraire, il ajoute :
- Quand on est cloche, on fait tintin.
La ronde des enfants reprend. Depuis son coin de mur, de dos, Etienne réclame :
- À boire... À boire...
Il ne sait pas qu'il doit se taire ? Sait-il qu'il aggrave son cas ? Excédé, Cervin entre dans la cour, fonce sur Etienne et lui dit :
- Tu vas la fermer ?
L'autre supplie :
- À boire, m'sieur !
Cervin fait un signe. Chiffalo, le prévôt, lui colle une belle trempe. Etienne s'écroule par terre, en position du fœtus, se tord de douleur.
- Debout, dit Cervin.
- J'ai mal au ventre, répète Etienne.
Cervin refuse de l'envoyer à l'infirmerie :
- Encore un simulateur. Tu crois me rouler ? J'en ai vu d'autres. Je vais te dresser. Allez ! Debout et vite !
Le petit pleure en se tenant le ventre et répète :
- Non m'sieur, non m'sieur.
- De quoi ? Refus d'obtempérer ? Debout, La Cloche, je te dis.
La ronde s'arrête un instant. Le gardien de service est absorbé lui aussi par la scène. Raymond regarde avec les autres, effarés. Personne n'ose réagir tant le gardien y va avec sa trique, écume de rage. Ce jour-là, Cervin n'est pas dans son assiette. Il en voulait au gosse sans qu'on sache pourquoi. Sans doute parce que Paris avait refusé une fois de plus sa mutation. Il voulait se venger, taper sur quelque chose. Saïd, qui a entendu les cris, arrive en renfort et met la main à la pâte. Le petit se protège le visage avec les mains en suppliant d'arrêter, en criant le plus possible comme si on l'égorgeait. Cervin regarde sans intervenir. Tout le monde regarde. Saïd lui administre une correction du tonnerre. Etienne ballotte entre les grandes pattes du fauve. Soudain, Etienne ne crie plus. Cervin fait un geste. Le malheureux s'est évanoui. Saïd se retire dans son antre. Cervin laisse Etienne par terre et rentre dans son cagibi. De temps en temps, de sa petite fenêtre, Cervin crie à Etienne.
- Si tu ne te relèves pas, je reviens t'en remettre autant !
Etienne n'entend rien. Il ne bouge pas d'un centimètre. Cervin relève la tête et voit les Punis saisis devant ce tableau, figés dans leur propre peur.
- Qu'est-ce que vous foutez, vous autres ? C'est les vacances ou quoi ? Vous en voulez aussi ?
La ronde de la Pelote reprend dans un silence plus lourd encore. Dans un coin, le corps immobile du petit Etienne est là, comme une menace qui pèse sur tout le monde. Il est recroquevillé en forme de point d'interrogation. Raymond ne détache pas son regard de son copain. À chaque passage, tous se demandent : "Est-il mort ?". Pendant la demi-heure de repos, Etienne ne bouge toujours pas. Les enfants jettent des coups d'œil furtifs vers le corps inerte. Pour finir, Cervin dit à Chiffalo, le prévôt, d'une voix calme :
- Va me relever ça.
Le prévôt s'approche doucement, se penche, prend Etienne sous les aisselles, le soulève pour le mettre sur ses jambes Il le lâche. Etienne retombe sur lui, inerte. Chiffalo se baisse, regarde un instant Etienne.
- Eh bien ! C'est pour demain ? crie Cervin.
- Je... je crois qu'il est mort, chef, répond Chiffalo.
Un "Oh !" de stupeur s'élève du groupe des Punis.
Etienne est transporté à l'infirmerie aux bons soins de Diète-et-Purge.
Cervin, loin de s'affliger, écume de rage d'avoir perdu son souffre-douleur. Tout le monde dévisage Cervin, qui luit de tension nerveuse. Son teint vire au pâle comme si sa tête s'était vidée de son sang. Vite, il cherche un exutoire. Au hasard, Ficelle, un grand maigre, passe.
- Qu'est-ce que t'as à me regarder ? Tu veux ma photo ?
Le puni baisse les yeux. Il est bien trop faible pour venger son copain.
- Au boulot, tas d'feignants ! crie Cervin.
Honneur à Jacques Prévert, qui, en vacances en août 1934 à Belle-Île, a été témoin de cette "Chasse à l'enfant" qui lui a inspiré un scénario de film, "La Fleur de l'âge" et une célèbre chanson La Chasse à l'Enfant.
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu'est-ce que c'est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Il avait dit j'en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l'avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s'est levé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s'y sont mis
Qu'est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C'est un enfant qui s'enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent !
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau
Au fil de la journée, le comportement de Sorg s'altère : il est en manque. Ainsi, il crache sur Fadinard, dit Casquette, pour rire, montrer aux autres de quoi il est capable. Sorg est aussitôt traîné de force au Frigidaire. Les gardiens furieux s'engouffrent à quatre pour venger collectivement leur collègue humilié par le crachat. Chacun met la main à la pâte, alterne coups de poings, de pieds, coups de clés et de nerfs de boeufs. D'autres ustensiles sont utilisés. Satan cogne d'un morceau de bois, Bouledogue a son gourdin, Totoche cravache, Peau d'hareng talonne, alterne avec la trique et Casquette affectionne le tuyau de caoutchouc.
Comment a-t-il atterri à Belle-Ile ? Des gendarmes l'ont trouvé étendu fin saoul à douze ans. Près de lui, une hache. Il avait défoncé des barriques de vin sur le port de Nantes. Depuis, il traîne comme un boulet son histoire que tout le monde raconte dans son dos. Sorg est sevré de vin et c'est ce sevrage qui le rend fou.