«RIEN NE DURE, MÊME LES LÈVRES LISSES.» (
Edith Södergran)
J'ai croisé pour la première fois les rivages doux-amers, sanguins et oniriques, érotiques et sombres, cette voix très "à part" de la poésie mondiale, d'
Edith Södergran il y a de cela une bonne vingtaine d'années. C'était alors grâce à l'excellente collection Orphée-La Différence (mais les éditions Caractères proposent aussi un excellent petit opus croisant les textes de la finlandaise avec ceux, magnifiques aussi, de la suédoise
Karin Boye.
Deux poétesses presque contemporaines majeures de la Suède du XXème siècle). Aussi fut-ce avec un immense plaisir que je remis mes pas dans les siens grâce aux bons offices de notre site de lecture(s) et de lecteurs en ligne préféré, Babelio.com, entremetteur habile d'une élégante petite maison d'édition de poésie girondine, l'Atelier de l'agneau connue, entre autres choses, pour leur superbe revue L'Intranquille, ce que, je l'avoue, je découvrais à l'occasion de cet envoi. Les premiers comme les seconds, je les remercie vivement pour cette enthousiasmante découverte.
Mais revenons à nos moutons, ou, plus exactement, à notre lecture. Å : itinéraire suédois, titre initialement édité en 2011 dans la lignée de la thématique principale du
Salon du Livre de
Paris de cette même année, est donc la réédition de cette pérégrination entrecroisée de textes poétiques et vagabonds du poète, traducteur, musicien et photographe belge d'origine franco-suédoise
Piet Lincken d'avec une sélection de textes d'
Edith Södergran, proposés et traduits par le premier. Précisons que les poèmes de l'auteur belge furent directement rédigés dans notre langue.
Dès l'entame de ce recueil au titre, ce "Å", un rien énigmatique (au sujet duquel quelques indices sont octroyés en frontispice), le lecteur est invité à sortir, prestement, des sentiers battus :
D'une seule enjambée
on peut s'éloigner de l'autoroute.
et c'est avec une évidence profonde qu'on s'enfonce, à la suite de
Piet Lincken à travers ce
Nord lointain fait de mers traversées, de lacs, de rivières, d'îles et de forêts, de rives et de villages improbables à la croisée des routes et des frontières :
Une mer, un lac, une forêt : ah, la force de
l'inertie balancée par le vent !
Mais il serait maladroit - pire : inconséquent ! - de ne com/prendre ici que la saveur des paysages, que l'intrigant des cheminements, que la recherche autour de soi de ce qu'on fait sien. Car le voyage est aussi - de prime abord, peut-être ? - intérieur, et c'est sans aucun doute, alors, par la force confondante des mots d'
Edith Södergran, agissant tant comme miroir que comme révélateur, que l'on en saisit le mieux l'importance violente :
J'existe rouge. Je suis mon sang.
je n'ai pas renié Eros.
Mes lèvres rouges brûlent sur tes froides dalles sacrificielles.
Je te connais, Eros -
(...)
Des mots rouges de désir et de mort (thème qui traverse et transcende toute l'oeuvre de la finlandaise), de sexe inassouvi, de tendresse parfois, de repos faisant immédiatement suite à une sourde violence. L'Amour, tour à tour charnel et métaphysique, n'est jamais bien éloigné dans cette relation poétique à distance, même s'il prend d'autres poses :
Le liquide sur la peau fit comme des ruisselets.
J'avais bien vu que tu ne pouvais pas retenir ce flot,
j'étais fontaine, tu étais source.
Et, tandis que le poète nous emmène visiter ces contrées que l'on croirait parfois tout droit sorties des textes de
Selma Lagerlöf (le sombre et l'énigmatique de sa prose poétique en sus), c'est par la voix étrange et fouaillante d'
Edith que Piet semble pouvoir en revenir à l'essentiel - la vie, l'amour, le sexe, la mort -, jusqu'à cette véritable explosion de sens et de mots, de fureur et de vie, qui se trouve enfin concrétisée en la double page finale de ce recueil rien moins que troublant :
"O l'onduleuse, la gondolée, la serpentine,"
entame de son côté
Piet Lincken
"Ma vie, ma mort et mon destin"
semble lui répondre et conclure
Edith Södergran.
On ressort de Å : itinéraire suédois avec presque autant de questions qu'en y entrant mais on est assuré d'une chose, c'est que le voyage nous a fait basculer dans un autre monde, à travers une autre temporalité, et ce ne sont pas les très belles photographies qui l'accompagnent (la plupart sont de l'auteur belge) qui ôteront quoi que ce soit au charme indéfinissable, parfois ténébreux, blanc de neige et amoureux, de ce voyage en Septentrion.