Littell Jonathan - "
Les Bienveillantes" Gallimard "NRF" 2006
Personnellement, j'avais évité ce roman, comme la plupart de ces oeuvres submergées dès leur sortie sous les cris dithyrambiques émanant des cultureuses et cultureux bavant sur Arte et France-Culture. Mais voilà, il me fut prêté par un mien neveu, né en 1975, qui avait lu ce pavé et tenait à recueillir mes impressions. Il me fallait répondre avec précaution, puisqu'il n'est pas courant de voir un homme jeune s'intéresser de près à cette époque.
Voici donc le compte-rendu que je produisis.
Salut mon neveu,
tu te souviens sans doute que tu m'avais prêté le livre de
Jonathan Littell intitulé "
les Bienveillantes", publié en 2006 et qui traite de la période nazie en Allemagne, vue par les yeux d'un narrateur allemand, officier de la SS, ce que l'on appelle couramment "le point de vue du bourreau".
Avant d'en venir au livre lui-même, je tiens à préciser, puisque cela semblait t'étonner lors de notre rencontre, que la plupart des gens de ma génération née juste après la Guerre 1939-1945, savent beaucoup de choses là-dessus, et y ont beaucoup réfléchi pour de multiples raisons.
En ce qui me concerne, comme tant d'autres, j'avais au moins trois raisons de m'intéresser à cette période infernale.
- Premièrement, nous en entendions souvent parler étant jeunes, puisque notre famille fut touchée directement : deux de nos oncles furent prisonniers dans des camps, dont l'un pendant toute la durée du conflit et même au-delà (camp russe), un troisième fut pris pour le STO sur dénonciation du maire de son patelin ; du côté des femmes, tante Cécile par exemple fut profondément touchée dans sa vie même, et grand-mère eut également l'occasion de se montrer courageuse en cachant un aviateur anglais. Par la suite, toujours dans notre jeunesse, nous avons parfois eu l'occasion de croiser des gens ayant directement vécu cette réalité : en classe de sixième, l'un de mes prof, avait été déporté à Dachau et nous en montra quelques témoignages.
- Deuxièmement, comme tu le sais sans doute, je suis très tôt allé en Allemagne, j'ai appris l'allemand et le parle, le lis et l'écris aujourd'hui encore à peu près aussi couramment que le français : tu te doutes bien que j'ai rencontré des allemands (les parents de mes correspondants) qui avaient participé à cette honte de l'histoire de leur pays. L'une de mes motivations les plus fortes était justement de tenter de comprendre comment ce pays ayant engendré une culture aussi élevée, raffinée, admirable (Bach, Luther, Mozart,
Goethe,
Kant, etc.) pouvait être tombé dans une telle barbarie, et j'ai à plusieurs reprises visité des camps comme Buchenwald sans vraiment trouver de réponse. J'ai noué une amitié durable avec un collègue allemand de ma génération, dont les parents furent de hauts dignitaires nazis, et qui en pleure aujourd'hui encore dès qu'il en parle…
- Troisièmement et pour conclure, j'ai toujours poursuivi et approfondi cette étude de la période nazie, par exemple en Alsace (camp du Struthof), en l'élargissant aux autres phénomènes du même type (Cambodge, Serbie, Ruanda, on a hélas que l'embarras du choix !), en la reliant à la Première Guerre Mondiale et à l'horreur d'Hiroshima. Je tente de suivre, autant que faire je puis, les travaux d'un groupe d'étude de médecins, sociologues, psychiatres spécialisés dans les conséquences des traumatismes collectifs imposés aux populations lors des conflits armés.
Tout ça pour te dire que mon jugement du livre de
Jonathan Littell est influencé par le fait que j'ai beaucoup lu et enquêté sur ce phénomène, contrairement à un lecteur novice.
D'où ma première réaction : l'auteur a compulsé indéniablement une énorme documentation, et le livre est suffisamment bien écrit pour que je le lise jusqu'au bout. Tous les faits historiques auxquels il fait allusion sont justes, y compris dans les détails de l'organisation du régime nazi, des camps de concentration, de la bataille de Stalingrad etc.
D'où aussi ma deuxième réaction : pour parcourir ce tissu de réalités historiques, l'auteur crée un personnage central, Maximilian Aue, qui est carrément faux et malvenu. C'est un personnage essentiellement français et très peu allemand, qui n'aurait pas un seul instant été admis dans les hauts cercles nazis qu'il est pourtant amené à parcourir dans le récit. de surcroît, l'auteur trimballe son personnage sur tous les évènements importants de la période (front russe, Kiev, Stalingrad, Caucase, Paris, Auschwitz, Poméranie etc.) ce qui finit par être totalement invraisemblable pour quelqu'un qui connaît un peu cette période. Plus encore, il lui fait rencontrer tous les personnages importants, tous les dignitaires nazis réels, allemands, français et même belges, jusqu'à Hitler lui-même. Soit, passons, et admettons que cela fasse partie de la liberté de l'auteur de roman.
Troisième réaction : ce personnage central censé représenter le citoyen moyen, est en fait aussi peu ordinaire que possible. Mi-français, mi-allemand, il a fait des études supérieures, maîtrise quatre langues (dont le latin et le grec ancien), tient de longs discours philosophiques, parcourt le front pour aller admirer en esthète telle ou telle église etc. Pire encore, et là, on tombe carrément dans le lieu commun, il accumule à lui tout seul une multitude de traits psychologico-sexuels digne d'un bazar de psychanalyse à cent sous : incestueux avec sa soeur, il assassine sa mère et son beau-père, pratique l'homosexualité mais sans se lier, et finit par assassiner son meilleur ami qui lui a maintes fois sauvé la vie. A mon humble avis, l'auteur patauge dans tous les lieux communs des auteurs fascinés par le nazisme sans oser se l'avouer. Par ailleurs, cette véritable manie des auteurs d'aujourd'hui d'étaler et de décrire avec complaisance des pratiques sexuelles morbides et glauques, toujours empreintes de violence, est justement typique d'aujourd'hui et non de la période considérée, ce qui donne au récit un aspect absurde. Surtout dans la scène, vers la fin, où le narrateur finit par agresser Hitler en personne en lui tordant le nez : c'est de la psychanalyse de trottoir... Quant aux quelques rêves longuement exposés, c'est toujours aussi rasoir ou ridicule, surtout lorsque Hitler se met à porter le châle d'un rabbin...
Quatrième réaction, personnelle donc toute relative : je n'aime pas du tout l'accumulation complaisante et fréquente de références à d'autres oeuvres littéraires et artistiques. Tout y passe ici, de Villon,
Eschyle jusqu'à
Flaubert, de Bach, Furtwängler jusqu'à Rameau, de
Kant à Kierkegaard, et tant d'autres célébrités : cela fait penser à ces (trop) bons élèves de l'enseignement universitaire qui entassent des monceaux de références pour être certains que le prof en ait pour son argent à la lecture de leur copie. Trop, c'est trop.
Mais à la fin, je me dis que toutes ces réactions sont peut-être celles de ma génération. Pour faire court : je n'aime pas et je ne comprends même pas que l'on recourt à de la docu-fiction, et ce roman est un exemple de docu-fiction poussée à un point de dilatation extrême. Pour ma part, lorsque je veux me documenter sur une époque, je recours à des ouvrages documentaires historiques, et à des témoignages vécus (cf les volumes de Cavanna ou l'ouvrage remarquable de Mendelssohn intitulé "les disparus").
Un tel roman me semble donc "étrange", et en tout cas étranger à ma culture. Mais je finis par me dire que c'est peut-être une histoire de génération : pour ma génération, ces évènements sont trop proches pour admettre qu'ils soient ainsi traités dans un roman aussi médiocre.
Pour les générations suivantes, il n'en va peut-être plus de même ???
Allez savoir pourquoi, ce roman me fait penser aux si "brillantes" victoires remportées dans le Tour de France par un certain
Lance Armstrong, avec une effronterie fondée sur la pratique assumée (portée à un niveau professionnel typiquement états-unisien) de la tricherie...