Passionnée par l'oeuvre de
Javier Marias, je ne pouvais pas passer à côté de son dernier livre « Tomas Nevinson ».
Car Janvier Marias nous a quitté l'année dernière, suite à un mauvais COVID, et c'est un très grand auteur européen qui a disparu.
On retrouve ici le personnage de Tomas Nevinson, que ceux qui ont lu «
Berta Isla » connaissent déjà.
Pour les autres, Tomas est un jeune homme très doué, d'origine espagnole mais ayant vécu longtemps en Angleterre, qui a été recruté par les services secrets britanniques, notamment pour sa capacité à se fondre dans le paysage, et à épouser la destinée de personnages qu'il doit incarner pour les besoins des services secrets. Une sorte d'acteur discret, vivant «
D'autres vies que la mienne » comme le dit l'excellent titre du roman d'
Emmanuel Carrère.
Nous le retrouvons donc en 1997, alors qu'il s'est rangé des affaires et qu'il vit une petite vie tranquille aux côtés de son épouse avec qui il tente de renouer malgré le fait qu'il ait vécu longtemps loin d'elle pour les besoins du service.
Mais quand Tupra, son ancien chef, vient le solliciter pour une dernière mission, la tentation est trop forte de revenir aux affaires. « La tentation d'écrire un autre chapitre, l'idée de ne pas avoir terminé mon petit livre, alors que je l'estimais déjà achevé, voilà ce qui, jusqu'à un certain point, m'avait incité à accepter. Et par-dessus tout ce que j'avais exprimé plus tôt : même si tu es fatigué et décides de tout lâcher, même si la vie tranquille que tu n'as pas eue te manque (…), tout initié qui a cru pouvoir, à l'occasion, changer d'un iota l'ordre des choses ne saurait supporter de ne plus être dans la course. » écrit-il page 154 et Tomas ne résistera pas longtemps à reprendre du service.
La mission consiste à démasquer une dangereuse terroriste, dissimulée dans une petite ville du Nord-Ouest de l'Espagne. Membre de l'IRA, et originaire d'Irlande du Nord, celle-ci aurait été « prêtée » à l'ETA pour contribuer à des actes terroristes, puis aurait repris une vie banale sous une fausse identité. Mission a priori facile. Sauf que les services secrets britanniques et espagnols, associés dans cette entreprise, hésite entre 3 identités possibles : Magdalena O'ura O'Dea (son nom irlandais) peut s'appeler aujourd'hui soit Ines Marzan, soit Celia Bayo, soit Maria Vita.
Tomas se rend donc dans cette petite ville qu'il baptisera Ruan (est-ce Vigo ? Orense ? Lugo ?) et se fait passer pour un professeur d'anglais discret. Il doit se lier avec les trois femmes, tout en observant la première, Ines Marzan, à l'aide d'une paire de jumelles dans l'appartement d'en face, et écouter les micros branchés chez Celia Bayo et Maria Vita.
Derrière le jeu de masques, c'est donc bien à un jeu de séduction auquel Tomas doit se prêter.
Il ne tarde pas à se rapprocher d'Ines, une géante aux yeux énormes, propriétaire du restaurant « La Demanda » qui devient facilement sa maîtresse. Il se lit d'amitié avec la charmante Celia Bayo, femme d'un drôle de type – hâbleur, escroc notoire et figure locale – et écoute le récit de leurs ébats aux micros dissimulés dans leur maison. Il a plus de difficulté à entrer en contact avec Maria Vita, mariée à Folcino Gausi, un aristocrate local qui se mêle peu à la populace. Il réussira néanmoins à obtenir une place de professeur d'anglais attitré des deux jeunes enfants, et pourra ainsi s'approcher de la belle et mystérieuse Maria.
Commence alors le dilemme qui va agiter celui qui se fait appeler Miguel Centurion – un nom improbable choisi par Tupra, parce que les noms improbables ne font pas du tout agent secret.
Laquelle des trois femmes est-elle l'ancienne terroriste ? Aucune ne semble correspondre au portrait qu'on peut se faire d'une dangereuse criminelle. Aucune ne se trahit en parlant irlandais.
Que faire ? S'avouer vaincu et rendre une copie blanche – au risque alors que les trois femmes soient soupçonnées et peut-être même éliminées. En choisir une des trois pour sauver les deux autres ? Mais laquelle ?
Tupra le presse alors. Car ce personnage de second rôle est aussi cynique qu'inflexible. La femme qu'il doit confondre risque de passer à nouveau à l'acte. Il faut donc à Tomas intervenir avant. Et comme il n'obtient aucune preuve à fournir à la police, c'est lui, Tomas, qui doit se charger d'en éliminer l'une des trois …
On ne peut parler de
Javier Marias sans parler de son style, avec ses phrases amples, presque proustiennes, et ses longs paragraphes. Certains diront que 736 pages, c'est long, très long. Mais il faut prendre son temps et apprécier la prose du grand auteur espagnol, remarquablement servi par la traduction. Un seul regret peut-être : la photo de couverture choisie pour la version française, avec une photo de Gérard Philippe qui a détourné mon attention vers le célèbre acteur, alors qu'il n'y a aucun lien, hormis le fait qu'un agent secret est une sorte de comédien au service du personnage qu'il incarne.
On ne racontera pas la fin pour préserver le suspense des 200 dernières pages. Disons simplement que l'alternative qui va s'offrir à Tomas est de savoir s'il choisit de désigner une coupable, de prendre le risque de se tromper, de la condamner par sa faute peut-être pour rien, ou de laisser les services secrets se dépêtrer de la question au risque de condamner les trois.
Il y a quelque chose de commun entre « Tomas Nevinson » et «
le Château de Barbe Bleue » de
Javier Cercas. La question de la violence faite aux femmes tout d'abord – n'oublions pas que nous sommes en Espagne, où la question des féminicides fait à juste titre la Une des Journaux - mais aussi la question de la justice et de la vengeance. Les services secrets sont-ils légitimes à éliminer quelqu'un pour éviter une récidive ? que peut faire la justice ? les crimes de sang sont-ils imprescriptibles ? dans ce cas doit-on se faire justice par soi-même ou par le biais de moyens illégaux ?
Javier Marias clôt son récit sans trancher le débat. L'auteur de «
Comme les amours » que j'avais chroniqué en son temps, ou de «
Si rude soit le début « - magistral aussi – nous donne ici une leçon de morale solennelle dans le bon sens du terme. Et impeccablement servi par du grand style.
Je ne peux donc à mon tour clore ce modeste billet sans saluer l'écrivain espagnol à la stature européenne, au moment où le rideau se baisse pour lui et qu'il nous laisse orphelin de ses livres à venir.