L'ouvrage de
Frédéric Martel intimide : plus de 600 pages d'une écriture serrée pour rendre compte d'une immense enquête menée pendant quatre années « à partir d'archives et de 700 interviews dans 35 Etats et 110 villes américaines » (p. 575). Pourtant cet essai sur la politique culturelle américaine, qui fourmille de portraits et d'anecdotes et qui est servi par une plume alerte, se lit d'une traite. Son plan est d'une remarquable limpidité. Dans une première partie,
Frédéric Martel narre l'histoire de la politique culturelle américaine décrivant tour à tour la naissance, l'épopée et le déclin du National Endowment for the Arts (NEA), en insistant sur ce qui le différencie des administrations culturelles européennes. Dans la seconde, il décrit les acteurs étonnamment divers de la vie culturelle aux Etats-Unis : fondations, associations à but non lucratif, universités, etc.
Menée sans a priori par un « intellectuel de gauche » qui ne parvient pourtant pas à dissimuler la séduction qu'opère sur lui une vie intellectuelle organisée si différemment de la nôtre, cette enquête foisonnante a eu un grand retentissement à sa sortie en France à l'automne 2006. Car éclairant un vieux débat franco-français, elle montre qu'une vie culturelle intense est possible sans que l'Etat s'en mêle. Rien n'est plus contraire en effet aux mentalités américaines que l'interventionnisme d'Etat exercé par la rue de Valois que les Américains considèrent comme une menace inquiétante sur la liberté d'expression.
Cela ne signifie pas pour autant que l'Etat ne fasse rien pour la culture. Il préfère à l'imposition d'une norme artistique une action moins directe, qui prend la forme notamment d'invitations fiscales. Ces exonérations bénéficient à une myriade d'associations à but non lucratif et reconnues d'utilité publiques, les associations « 501 c 3 » du nom de l'article du code des impôts qui les exempte de la plupart des taxes et qui offre à leur donateurs des exonérations fiscales importantes. Les universités, qui sont des acteurs de premier plan de la vie culturelle, bénéficient d'un régime similaire. Ce système encourage les donateurs qui, dans un élan philanthropique inconnu en Europe dont
Frédéric Martel analyse les ressorts sociologiques et psychologiques, financent l'essentiel de la vie culturelle.
La spécificité américaine est là, où on ne l'attendait pas. Contrairement aux idées reçues, la culture aux Etats-Unis n'est pas abandonnée aux seules forces du marché. Pas plus aux Etats-Unis qu'en Europe, les oeuvres d'art ne constituent un produit comme un autre. Cette réalité méconnue révèle l'hypocrisie du débat transatlantique sur « l'exception culturelle ». L'art est subventionné aux Etats-Unis ; l'Etat intervient mais sans dicter des normes. « Il n'y a pas de « pilote » dans l'avion (…). Il y a mieux : des milliers d'acteurs » (p.523) dont l'activisme désordonné garantit paradoxalement la diversité de la vie culturelle. Ce « civisme culturel » est l'aspect le plus éloigné et le plus fascinant de la culture américaine, loin des clichés auxquels elle est souvent réduite.