Opposition entre Liberté et Égalité – Analyse de Tocqueville
de la Démocratie en Amérique
Il est avec Rousseau le plus profond analyste de la passion démocratique et du lien secret qui unit l'individualisme bourgeois avec la croissance infini de l'État administratif et l'exercice moderne du pouvoir sans contrôle. Il pense que la société est ce que les hommes en font : ainsi, les sociétés démocratiques peuvent être libérales ou despotiques. La passion pour l'égalité constitue une menace pour la liberté !
L'omnipotence de la majorité et l'absence de recul critique des individus ouvrent la voie au danger majeur qui guette les sociétés démocratiques : un despotisme d'un type nouveau que Tocqueville voit se profiler dans la transformation des hommes et de leurs passions. Les hommes démocratiques sont dominés par deux passions : celle de l'égalité et celle du bien-être et ses « petits et vulgaires plaisirs » (= recherche de la satisfaction matérielle), et ils sont prêts à̀ s'abandonner à un pouvoir qui leur garantirait de satisfaire l'une et l'autre, même si c'est au prix de l'abandon de leur liberté. Comment les hommes pourraient-ils être conduits à renoncer à cette dernière ?
À travers un mécanisme progressif et subtil qui amène les individus à confier de plus en plus souvent leur destinée entre les mains de l'État. Dans une société démocratique, il semble effectivement plus simple de s'en remettre à lui pour assurer une extension de l'égalité des conditions qui commence dans le domaine politique et qui est encadré par des lois. C'est l'État qui a pour charge leur élaboration et leur mise en oeuvre puisque lui seul est à même d'apporter l'uniformité de traitement que requiert ce type de société.
À partir de là, l'État peut progressivement mettre les individus à l'écart des affaires publiques (« les fixer dans l'enfance ») puisqu'il fait si bien à leur place ce à quoi ils aspirent. Enfin, fort de cette légitimité, et pour toujours mieux réaliser l'égalité et le bien-être, il peut étendre sans cesse les « règles compliquées, minutieuses et uniformes » qui encadrent la vie sociale jusqu'à étouffer toute velléité (= intention) d'autonomie. le despotisme prend ainsi la forme d'un contrôle d'autant plus pernicieux qu'il se donne les couleurs de la démocratie. Ainsi, on arrive à̀ l'égalité (en apparence) sans la liberté. Les tyrans peuvent ainsi surgir en promettant au peuple de protéger sa quiétude (= préserver sa situation, garantir la progression son confort matériel) et de lui éviter les inconvénients de l'anarchie qui résulte d'une liberté excessive. C'est essentiellement dans un renoncement à la liberté que se trouve, selon Tocqueville, le danger majeur pour la société démocratique. Mais, c'est dans la préférence pour l'égalité qu'il faut rechercher l'origine des maux de la société démocratique. Ainsi, l'égalité isole et affaiblit les hommes conduisant à l'individualisme, au goût du bien-être, au repli sur soi et au désintérêt pour la chose publique.
La passion pour l'égalité l'emporte sur la liberté parce que la liberté suppose des efforts et des sacrifices (réaction, mobilisation, action, risques, ...) alors que l'égalité rend les choses plus faciles et procure des jouissances immédiates. L'homme démocratique fait en quelque sorte le choix de la simplicité. Mais ce choix le place dans une situation de servitude et de dépendance de trois façons :
- Soit à travers la
tyrannie de la majorité.
Tocqueville se préoccupe plus particulièrement de la règle de la majorité, qui, bien qu'au coeur du fonctionnement des régimes démocratiques, n'est pas sans effets pervers. Chacun sait qu'à défaut d'être en mesure d'atteindre en toutes circonstances l'unanimité, un régime démocratique fonctionne selon la règle de la majorité. D'après cette règle, la majorité peut imposer ses décisions à la minorité dans la mesure où elle est censée représenter la volonté « du plus grand nombre ». Mais si elle agit comme si la minorité n'existait pas, qu'elle en ignore absolument les intérêts et les avis, pire, qu'elle l'opprime, on est en présence d'une tyrannie curieusement exercée au nom de la démocratie.
- Soit à travers la tendance au conformisme.
Selon Tocqueville, la démocratie engendrerait le conformisme dans les opinions. Les idées et les avis de chacun se ralliant nécessairement à l'avis général et majoritaire, cela peut aboutir à des dérapages qui consisteraient à combattre les croyances et points de vue qui s'éloignent de ceux du plus grand nombre, à tel point qu'ils ne peuvent plus s'exprimer. On voit poindre ici le risque de l'individualisme : la société démocratique transforme le lien social en faisant émerger un individu autonome. C'est une source de fragilisation qui peut déboucher sur une attitude de repli sur soi. Comment ce que Tocqueville appelle l'individualisme peut-il naître de la démocratie ? En favorisant l'égalité et l'accroissement du bien être matériel, la société démocratique brise les liens de dépendance entre individus et entretient l'espérance chez l'individu que son bien être matériel peut encore s'accroître sans qu'il ait à compter sur autrui. Il devient ainsi parfaitement possible pour son existence privée de s'en tenir aux siens et à ses proches. L'égalisation des conditions en rendant ainsi possible l'isolement vis-à-vis d'autrui remet en cause le lien social ainsi que l'exercice de la citoyenneté.
- Soit à travers le despotisme égalitaire.
Tocqueville dénonce l'absence d'indépendance d'esprit et de liberté de discussion en Amérique et va même jusqu'à comparer la difficulté d'exprimer une opinion critique à celle qui pouvait exister en France sous la monarchie : comme il fallait commencer par flatter le roi pour avancer une opinion hardie, il faut, en Amérique, commencer par flatter le peuple si on veut arriver à s'exprimer.
Quand toutes les opinions sont égales et que c'est celle du plus grand nombre qui prévaut, c'est la liberté de l'esprit qui est menacée avec toutes les conséquences qu'on peut imaginer pour ce qui est de l'exercice effectif des droits politiques. Cette situation peut conduire à une certaine démagogie de la part des hommes politiques qui promettent beaucoup pour plaire au plus grand nombre. « Make America Great Again », de Reagan à Trump. On peut voir très clairement une traduction politique de ce despotisme dans l'annexion concomitante de la Crimée par Potemkine (1783) et le voyage de
Catherine II (1787).
La société démocratique peut donc conduire ses membres à abandonner, presque volontairement leur liberté tant ils sont aveuglés par les bienfaits qu'ils attendent de toujours plus d'égalité. Éblouis par l'enrichissement, le désir d'une plus grande satisfaction matérielle et la recherche du confort individuel diminuent la vie culturelle, les citoyens oublient de participer à la vie politique qui, du même coup, s'appauvrit. le premier danger de la société démocratique est donc de pousser les citoyens à s'exclure de la vie publique qui devrait pourtant être une préoccupation essentielle.