L'histoire:
« Quand il se réveillait dans les bois dans l'obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l'enfant qui dormait à son côté ». La première phrase du roman de Corman McCarthy donne le ton de ce qui attend le lecteur : un périple traversé dans l'adversité d'éléments contraires par deux personnages, un père et son fils, dont l'absence de noms, de caractéristiques physiques ou encore d'antécédents personnels accentuent leur dépersonnalisation volontaire. Car à vrai dire, ce père pourrait être n'importe lequel, de même que son garçon. L'identification doit passer par leur résilience face aux défis que ne manquent pas de parsemer leur route, l'esprit de sacrifice total dont fait preuve le père, l'amour inconditionnel et la loyauté indéfectible du fils. le lecteur récupère ces protagonistes à un instant T et ne s'y attache qu'à la lumière de leur volonté de survie et des moyens qu'ils sont prêts à mettre en oeuvre afin d'y parvenir. Les raisons de leur errance ne sont pas davantage connues : tout juste sait-on que l'apocalypse a eu lieu, que l'écosystème a été presque intégralement détruit, qu'une cendre mortifère virevolte constamment autour d'eux et recouvre tout leur panorama, décolorant leur monde en le teintant de grisâtre, que les derniers survivants se sont regroupés en tributs survivalistes dont certaines pillent, tuent voire s'adonnent au cannibalisme, les denrées alimentaires s'étant logiquement taries. Dans ce monde devenu hostile, le père et son fils poussent un caddie le long d'une route américaine (bien qu'à l'instar des autres éléments évoqués, cela ne soit pas clairement précisé par l'auteur) avec l'objectif de rejoindre le Sud et la mer. Des cadavres jonchent parfois la chaussée ou les clairières au sein desquelles les deux protagonistes avaient envisagé d'établir leur bivouac. Tels deux bêtes traquées, les protagonistes se terrent dans les sous-bois au moindre mouvement suspect, se dissimulent pour dormir ou manger ; le père n'hésite pas à dégainer son arme pour menacer quiconque les importunerait. Dans ce monde dévasté devenu sans repères, tous les autres individus deviennent des ennemis potentiels, des menaces pour leur existence. Les survivants, sales, déguenillés, affamés, ont perdu toute humanité et tout sens moral. le père fait croire au fils que tout n'est pas perdu, qu'il subsiste des « gentils » qui, tout comme eux, jamais ne tueraient pour voler voire dévorer autrui. L'on sent pourtant qu'il n'y croit pas réellement, et que l'unique objectif de ces mots réconfortants visent à maintenir un semblant de candeur dans le coeur déjà très obscurci de son garçon.
Mon avis:
Voici pour l'intrigue ; «
La Route » en est relativement dépourvue, se contentant de narrer la quête de survie désespérée des deux personnages dans un monde qui a cessé d'être. Nul rebondissement, complexité narrative ou twist final : les courts paragraphes répètent sempiternellement les mêmes aventures,
la route, les bivouacs, les escales dans des maisons abandonnées afin d'y recueillir des provisions alimentaires ou vestimentaires, les dialogues courts et souvent répétitifs entre les deux personnages… Tout juste certaines scènes de meurtres d'antagonistes patibulaires marquent-elles des ruptures dans le récit ; avant que l'on comprenne qu'hormis la propre construction humaine et morale de l'enfant, lesdits meurtres n'impactent en rien l'intrigue, les dés étant pipés dès le départ, le nous contre « eux » désignant d'emblée l'autre comme un ennemi qu'il faut abattre sous peine de voir sa propre survie remise en cause. La lecture peut parfois être fastidieuse, les effets de style (descriptions de la nature environnante, dialogues courts et sans tirets, introspections…) redondants.
C'est davantage sur le fond que «
La Route » reste gravé dans la mémoire du lecteur. Les dilemmes moraux sont nombreux : est-il moral de continuer de vivre lorsque tout s'effondre autour de soi, que le monde connu a disparu ? Peut-on voler autrui lorsque cet autre n'est plus ? le meurtre devient-il légitime dès lors que la déflagration apocalyptique a rendu les survivants à l'état primitif et que sa propre vie s'en retrouve du même coup menacée par ces êtres devenus eux-mêmes amoraux car désespérés ? Doit-on coûte que coûte tenter de préserver la vie de son enfant dans un monde qui lui est pourtant devenu hostile et au sein duquel aucun avenir n'est envisageable ? Lui épargner ces souffrances en le sacrifiant n'est-il pas paradoxalement la preuve d'amour la plus accomplie qu'un parent puisse avoir vis-à-vis de son enfant ? Tous ces interrogations tourbillonnent dans notre esprit tout le temps de la lecture, et même après. Ce qui est aussi intéressant dans ce livre est le renversement opéré entre le père et la mère. Par bribes de texte, l'on apprend (plutôt l'on devine) que la compagne de l'homme et mère de l'enfant a elle aussi survécu à l'apocalypse, qu'elle a vu le monde qui en a découlé et les créatures menaçantes qui ont remplacé les humains civilisés. Désespérée, elle a fait le choix de l'abandon familial par le truchement d'une balle de pistolet. Ella avait préalablement proposé d'en faire de même pour l'enfant, pour que toute la famille disparaisse à jamais de la surface de ce monde dévasté. L'homme a refusé, laissant sa femme commettre l'irréparable pour elle-même. Ici, c'est la femme qui se sépare du noyau familial, qui fuit délibérément et irrémédiablement une situation qui lui est devenue insurmontable. L'homme, peut-être tenté d'en faire de même, résiste à la tentation. Pour son garçon. Pour que sa vie soit préservée. Comme s'il l'avait porté lui-même et que la perspective de lui retirer la vie qu'il lui a donnée était inanvisageable. le père devient la mère tandis que la mère déserte. Cette inversion des rôles, volontaire ou non du côté de l'auteur, est notable. Tout comme cette phrase, résumant à elle seule l'esprit du roman : « du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer. »