Lincoln Agrippa Daily, le métonyme
Banjo, est un afro-américain des états du Sud (Dixie) que la soif d'aventure sauce bougeotte a porté jusqu'à Marseille en pleine crise de 1929.
Vivant aux crochets de qui le suit mais sans malice, il va de groupe en groupe cultivant sa chance et le plaisir d'être là. Simplement, sentir le pouls d'un lieu et s'y glisser, pour vibrer à son unisson.
Rocher parmi les ballasts de la grande Digue du Large. Homme mijoté dans cette marmite folle pleine de grecs, italiens, arabes, sénégalais, antillais, américains, corses éparpillés là façon bouillabaisse.
Plus qu'un personnage c'est un organe, une fonction. Un coeur vif qui bat sans y penser et qui envoie le sang de sa vie le plus loin possible, à gros bouillons, dans un battement syncopé et musical.
Il fait tout pour garder intact son instinct primaire (et non pas primitif) et instantané face à l'environnement étourdissant du Vieux-Port et de ses habitants. "Quartier Réservé", "Fosse", "Booty Lane", "Place aux Tapeurs" soit les vieux quartiers interlopes du quai de la mairie détruits en 1943 par les allemands. Des lieux vibrants, braillards, violents et glauques où prostituées, marins, souteneurs et gérants de bar mènent un rythme endiablé et incessant.
Louis Gillet décrivait Marseille dans ces mots choisis et fielleux en 1942 : « Suburre obscène, un des cloaques les plus impurs, où s'amasse l'écume de la Méditerranée […] C'est l'empire du péché et de la mort. Ces quartiers patriciens abandonnés à la canaille, la misère et la honte, quel moyen de les vider de leur pus et les régénérer ? »
Si ce n'est pas ça "la mauvaise réputation" que Pigalle me mette une mandale !!!
Dans cette ronde infernale, qui éclabousse en de grandes gerbes d'alcool,
Banjo est dans son élément. Il y respire mieux et trouve une motivation tous les jours renouvelée dans ce ballet haletant.
Au jour le jour. A la nuit la nuit. Sans aucun recul ni réflexion inutile. Seul dans son élan.
Le
banjo dont il joue évidemment est son viatique pour se frayer un chemin dans ce bourbier. Trouvant ainsi à coup sûr un coin chaud où se lover et boire le jus frais des soirées enfiévrées. La musique qui met en branle, fait bouger les corps et nous remet au présent. Au ici et maintenant.
Ce roman s'intitule "
Banjo : histoire sans intrigue". Effectivement, il n'y en a pas. C'est ce qui peut surprendre et déplaire.
On y trouve plutôt des tableaux se succédant au grès des bordées que
Banjo et ses amis tirent au fil des mois d'un bordel à l'autre, d'un café à l'autre, de la Digue à la Fosse et retour. En cela, la structure est proche de la vie de ces jeunes hommes qui prennent les évènements comme ils viennent. Improviser. A l'improviste.
Ne cherchez donc pas de but, ni de projet. Tout bouge et remue dans une roue de la fortune qui ne s'arrête jamais de tourner.
Ce sont les personnages que nous rencontrons qui nous poussent à continuer la lecture. Pour voir, un peu comme au Poker. Quelle sera la prochaine donne ? La prochaine main ? Comment la joueront-ils ?
De beuveries en journées à flâner sur les docks à la recherche d'une "gonzesse à taper" (traduction : un bateau à quai dont les matelots seraient prêts à leur donner quelques pièces ou plus si affinités) ils cherchent le divers dans la monotonie de la bohème et de la dèche. Se divertir et s'en sortir.
Malgré la bonne humeur, le drame est toujours là, tapi dans les recoins chassieux des bars à marins. Un coup de revolver, de surin ou du sort.
Ray, rencontré par hasard, est le plus posé du groupe même si il s'en défend, déclarant chercher désespéremment lui aussi la spontanéité. Écrivain, il est une incarnation à peine voilée de
Claude McKay. Lui et
Banjo aux antipodes, sont peut-être d'ailleurs les deux extrêmes de l'auteur : un Ray cérébral à l'oeil aiguisé et un
Banjo plus viveur et nonchalant.
Si ce n'est la peinture très juste de Marseille la scandaleuse, des questions toujours actuelles se posent à ces hommes. On note que le colorisme est déjà présent. Ils sont noirs mais que dit cette couleur ? Est-ce qu'elle les définit tous pareillement africains, afro-américains, antillais ? Se vivent-ils comme un seul peuple face à l'injustice blanche ? La France est-elle vraiment cette terre promise où les noirs sont acceptés sans sourciller quand les Lois Jim Crow et les lynchages meurtrissent les afro-americains des États-Unis ? Pas de réponse. Des questions. Des opinions. Des points de vue. Des désaccords. C'est déjà bien. C'est déjà vivant.
Un livre intense. Ivre. Très moderne. Au rythme chaloupé.
A lire aussi avec les oreilles. Tapez "
Banjo -