A l'exception de celui de l'Allemand travailleur et compétent, c'est une quantité de mythes qui sont dépoussiérés, « dysonnés » pour ne pas dire dynamités par ce roman formidable.
Commençons par celui des gentils Indiens, poursuivons avec celui des valeureux Texas Rangers ou bien celui des convois de bétail partis d'Abilene pour traverser le continent sous la garde de ces si romantiques cow-boys sifflant dans leur harmonica de belles mélodies le soir au bivouac. Oublions aussi le mythe glorieux de la « Frontière », des révolutions mexicaines de Villa et Zapata, de la solidarité entre voisins, renonçons à ceux de l'amour maternel, du respect filial, des gentilles vieilles dames, des fils aimants leur père et des pères fiers de leurs fils. Jusqu'à Dolores, la fidèle gouvernante mexicaine de la famille, qui n'a que peu à voir avec l'affectueuse Mamma Ruth d'Autant en Emporte le Vent. Tous ces archétypes ne peuvent résister à la peur, à la dureté des sentiments, à la violence des événements, à l'implacable cruauté de ce récit.
Autour d'Eli, un personnage de légende, enlevé et élevé par une bande de Comanches à douze ans, après avoir vu sa soeur et sa mère violées, mutilées puis assassinées comme son jeune frère, ce sont plus de cent-cinquante ans d'histoire texane qui défilent, de l'Indépendance texane aux deux Guerres mondiales en passant par la Guerre de Sécession. le Colonel, comme il se fait appeler, qui vivra centenaire est devenu un redoutable chef de clan aussi impitoyable que ses débuts dans la vie. Admiré et respecté de ses amis comme de ses ennemis, il emprunte un peu des héros de l'Ouest que furent
Davy Crockett ou Kit Carson. Chevaux sauvages, bétail, coton, pétrole, rapines et vols, pendaisons expéditives, moeurs indiennes, guerres tribales, expansion américaine, recul mexicain, génocide indien, tout est magistralement décrit et dépeint dans de magnifiques panoramas dont la majesté est sporadiquement éclaboussée de brutales explosions de violence qui aident à comprendre que cet état soit, aujourd'hui encore, un peu à part.
« Pour revenir à l'assassinat de JFK, ça ne l'avait pas surprise. Il y avait alors des Texans encore vivants qui avaient vu leurs parents se faire scalper par les Indiens. »
Au bout de la chaîne familiale, il y a Jeanne Anne, l'arrière-petite-fille du fondateur de la tribu, un personnage attachant, qui connaît l'amour, fonde une famille, perd presque tout et finit par se révéler la forte femme à laquelle échoit au final la responsabilité du domaine et le redoutable rendez-vous avec l'histoire tragique de sa famille. Face au patriarche, comme l'indique le titre du roman, il y a son fils.
le Fils, seul personnage capable, en s'opposant au Colonel, de tenter de substituer à la violence la raison, à la cruauté l'empathie, à la haine l'amour. de quoi se sentir bien seul.
Au-delà de la passionnante opposition de caractères et de l'histoire qui défile dans la fureur, il est impossible de ne pas penser à la leçon contenue en filigrane. La violence reste constitutive de l'espèce humaine, ceux qui refusent de se battre périssent, tout comme ceux qui ne se battent pas assez bien ; les dominants d'aujourd'hui seront les dominés de demain, les civilisations aussi brillantes soient-elles auraient tort de se penser immortelles car il y a toujours de nouveaux barbares pour les détruire, comme l'auteur le précise dans la préface en citant Edward Gibbon.
« Les vicissitudes de la Fortune, qui n'épargnent ni l'homme ni son plus bel ouvrage (…), ensevelissent villes et empires dans une même tombe. »
Il paraît qu'on fait rarement un bon roman avec des personnages lisses et des histoires édifiantes. Celui-ci est assurément un excellent roman !