Les éditions des
Belles Lettres ont publié au printemps 2021 le quatrième volume du Journal du fameux
Philippe Muray, qui, à la suite de
Guy Debord et avant quelques autres, est le plus grand déchiffreur du monde moderne. A la différence des tomes précédents, qui couvraient trois années ou plus, celui-ci ne concerne que 1992 et 1993. En effet, l'écriture du journal prend pour l'auteur une plus grande importance, tandis que ses multiples projets romanesques, qui aboutirent à des désastres et à l'insuccès, passent au second plan. le journal n'est plus pour lui le lieu neutre où l'on déverse le matériau destiné à d'autres
oeuvres plus parfaites, il devient un objet de création et de réflexion en soi.
La vie quotidienne, d'autre part, commence à apparaître comme sujet de méditation : généralement, les journaux intimes sont d'un extrême ennui quand ils notent les petits événements répétitifs de chaque jour, mais ici, comme l'auteur se tient toujours à une posture d'imprécateur et de polémiste, les plus petits incidents (comme la loi Evin contre les fumeurs et les mille anecdotes de restaurant auxquelles elle donne lieu) prennent une grande saveur comique, et aussi, donnent à réfléchir. C'est à partir de la vie quotidienne, des publicités, des
femmes croisées dans la rue, et aussi de l'attention que porte l'auteur aux égouts médiatiques (la télévision, les journaux le Monde et Libération, les tracts culturels etc), qu'il tire la substance de ses chroniques les plus drôles et les plus percutantes, publiées plus tard dans les volumes de ses Exorcismes Spirituels,
Désaccord Parfait et autres recueils. La chronique semble être devenue la forme la plus adéquate au genre satirique, à l'injure au monde moderne, et l'auteur semble avoir pris ses distances avec la forme romanesque qui ne convient plus à ses outrages à la modernité. Il faut noter au passage que le texte de ces chroniques apparaît dans le corps de celui du journal, et fréquemment, l'auteur les présente comme des sortes de poèmes en prose : cela rappelle Huysmans, qui passait du poème en prose au roman ou vice-versa. La violence de Muray a cette grande vertu d'éveiller le lecteur et de le persuader de ne jamais se laisser aller à penser comme les autres.
Quelques figures se profilent dans ce journal, dont le texte a été adouci, de l'aveu de l'éditrice. Bernard-Henry Lévy,
Philippe Sollers et quelques autres, toujours en vie de nos jours, sont évoqués par Muray qui a pris ses distances avec eux et avec leurs revues et ouvrages. Vers la fin, il fait l'intéressante rencontre de
Milan Kundera, chez qui il retrouve une certaine parenté d'esprit. Un index des personnes et des lieux serait très bienvenu, même si
Philippe Muray, dans ce journal, ne cultive pas l'amitié.
Abrutis comme nous sommes par les médias dont l'auteur décrit la puissance, nous pourrions croire que ces années 1992 et 1993 sont presque de la préhistoire... Mais une des grandes leçons de ce journal, c'est que rien n'a changé : les mêmes politiciens immondes, les mêmes eurocrates délavés, les mêmes journalistes de caniveau, tous sont là, fidèles au poste. Et si certains ont bien dû mourir, leurs clones ont vite pris leur place.
L'autre grande vertu de ce livre est de ne proposer absolument aucune solution : chercher à régler les problèmes qu'il évoque, c'est devenir comme ces gens-là, une sorte de progressiste. Mieux vaut s'en garder.