En 1996, l'auteur est invité à Iași, par le conseiller culturel français (p. 45). de ce voyage, qui fut surtout un voyage dans le temps, il fait un beau livre empli d'émotions, avec un ton juste, qui contient entre autres une enquête en marge du chapitre « Les rats de Jassy » de «
Kaputt » : «
Malaparte y était-il », s'interroge
Pierre Pachet (p. 89-105).
C'est notamment grâce à un article de
Curzio Malaparte du 5 juillet 1941 publié dans « Corriere della Sera » (et traduit en français en fin d'ouvrage, p. 193-196), ainsi qu'aux recoupements avec d'autres sources dont notamment le biographe
Giordano Bruno Guerri, qu'il arrive à la conclusion que le 29 juin [1941] « jour du pogrom [
Malaparte] est sur la rive gauche du Prut, donc en Bessarabie ».
Pierre Pachet démontre ensuite que « dans le chapitre sur Jassy de «
Kaputt », au contraire, la pudeur est évidente, la modération ».
Pierre Pachet veut savoir « si le récit qu'il fait du pogrom de Jassy et de l'agonie organisée des Juifs enfermés dans des wagons scellés sur la voie de chemin de fer conduisant à Podul Iloaiei, si ce récit est tout simplement vrai ». (p. 78)
Mais reprenons dès le début. Il me semble important de noter que d'entrée de jeu l'auteur indique : « les lieux, les dates et les personnages évoqués dans les pages qui suivent sont aussi authentiques que possible ». Et le propos est expliqué dans ces lignes :
« Ces premiers jours de retour chez moi seront une lutte ; il me faudra m'isoler de la ville et de la rue, prendre le parti de Jassy. C'est-à-dire non seulement prendre le parti d'un autre lieu de l'Europe, d'une autre ville (avant d'y aller, guidé par des souvenirs historiques, je croyais que c'était une bourgade ; mais entre 300 000 et 500 000 habitants y vivent, déclarés ou non), mais permettre au passé d'empiéter sur le présent : le passé de ces jours précédents vécus là-bas (qui représentent le présent de ceux que j'ai connus là-bas, et qui y sont toujours, et pour longtemps) ; et aussi le passé qui imprègne l'air de là-bas, le passé que j'allais chercher là-bas et qui s'est exhalé du sol, de la terre et des pierres, des souvenirs et des livres et articles lus là-bas : le passé des années 90, celui de décembre 1989 (chute du régime) celui des années de Ceaușescu, des années Gheorghiu-Dej (et Ana Pauker, dont j'entendais mon père citer le nom), de l'avancée des armées soviétiques au printemps 1944, et plus loin, en remontant encore... » (p.12-13)
De Jassy, l'oeil de l'écrivain voyageur capture les chiens abandonnés (ou errants ?), le trio « ciment, béton, bitume » qui lui fait dire : « ici, à Iași, l'utopie à l'ambition millénaire se marque dans ces quartiers minables est immenses ». (p. 27), les routes mal entretenues, et enfin, d'énormes canalisations de chauffage apparentes :
« Il y a cela, ou un équivalent de cela, dans le film Brazil, de
Terry Gilliam, film inspiré du roman d'Orwell, 1984, brillamment transposé dans un décor à la fois moderniste est en voie de désagrégation : celui d'une ville parcourue, dans ses rues, ses immeubles, ses bureaux par les tuyaux d'une omni-communication supposée efficace, immédiate, mais qui ne cesse de s'engorger. Les tuyaux de Brazil (comme la musique d'une gaieté inévitable et déprimante qui ne cesse d'accompagner l'action), c'était une trouvaille, de la fiction, la mise en scène. Cette mise en scène réalisée à présent à côté de nous. Mais pas seulement au sens où un projet utopique se trouve réalisé par des réformateurs sociaux, appliqué à la réalité, traduit en mesures concrètes. La bizarrerie filmique des canalisations de Iași c'est qu'elle amène les gens à vivre dans un décor de cinéma qui se substitue à la réalité, en expulse certaines données ». (p. 42-43)
On apprend, p. 46, qu'il y aussi une raison très personnelle à ce voyage : « [mon père] était originaire d'un village de Tiraspol, bourgade qui est à peu près à 65 km de Chișinău ».
Après la visite de la synagogue et du cimetière juif, le désir de comprendre de l'auteur le conduit à s'interroger sur antisémitisme roumain.
Il évoque également le livre de Ruth Glasberg Gold, « Ruth's Journey, A Survivor's Memoir ».
De ses conversations avec des universitaires il se souvient dans le chapitre « La science et le Parti », dont je tiens à citer ce passage :
« Un livre qui m'a puissamment aidé, dans ces discussions et dans mes interrogations solitaires, ce sont les Mémoires de la veuve du poète
Osip Mandelstam, Nadejda. J'y ai souvent repensé à Iași. […] Ce qui résistait à l'oppression, et par quoi l'art et la vérité de l'art pouvaient être préservés, c'était tout simplement l'intégrité morale, le goût de la vérité et de la précision, la fidélité à la pensée et à la perception individuelles. Mais les Mémoires de Nadejda ont eu moins de lecteurs, dans les milieux universitaires « littéraires », que les recueils de textes des formalistes russes qui entraînèrent tant d'esprits doués et ambitieux à travers le monde, en particulier dans les pays de l'Est dans les années 70-80, du côté du structuralisme et de la sémiologie littéraire ». (p. 183-184)
Ce fut une lecture très intéressante pour moi. Et voici que je redonne la parole à l'auteur pour le mot de la fin :
« Mais le plus souvent le voyageur en visite dans le pays de son passé ne cherche pas à montrer ou à démontrer, encore moins à convaincre. C'est à lui-même qu'il parle. Quand il essaie de reconnaître la forme de quelque chose qui fut, et qui fut lui, il essaie de trouver des points d'appui pour se persuader que ce fut réel, qu'il n'a pas rêvé, qu'il ne rêve pas : qu'il existe vraiment, comme une chose du monde, malgré la destruction, l'instabilité et la méchanceté. Il ne cherche pas à reprendre racine dans la stabilité d'un lieu du monde : il cherche, au contact de la fragilité des choses, à se reconnaître lui-même comme lieu d'enracinement. Un lieu provisoire et instable, mais le plus réel de tous ». (p.191)