Attention si vous êtes de ceux qui écartent les 4èmes de couverture ou qui cherchent les surprises, ne lisez pas cette critique ! C'est mon ressenti de lecture qui me permet de prolonger mon immersion dans W et qui s'adresse à d'autres lecteurs qui voudraient partager avec moi leur point de vue.
L'OULIPO, pour moi, c'est une autre réalité, une forme d'abstraction mathématique et ludique qui m'est étrangère et difficile d'accès. J'aime bien les jeux littéraires mais à petites doses. En fait, je suis assez terre à terre et j'ai du mal à me projeter hors de ma zone de confort.
W a été une révélation. J'ai attrapé le livre, j'ai passé les doigts sur ces deux « V » enlacés en relief, en me demandant comment les mots en calligramme avaient été choisis, s'ils avaient un sens, s'ils étaient le fait de
Georges Perec ou de l'édition L'imaginaire de Gallimard.
J'ai lu la 4ème de couverture où
Georges Perec lui-même présente son oeuvre : deux récits qui paraissent diamétralement opposés et qui, pourtant, sont parfaitement emboités. L'auteur nous prévient qu'un des deux récits va s'interrompre brusquement.
D'emblée, j'ai été happée par ces deux « V » : le « V » de la pseudo-imagination et le « V » de la pseudo-autobiographie, ces deux vies qui questionnent la notion même de réalité, autour des incertitudes de la mémoire, des frontières poreuses entre conscient et inconscient. J'ai été saisie par l'originalité du propos et me suis demandée où est-ce que
Georges Perec nous embarquait.
Les deux incipit donnent le ton. W démarre par le « V » en italique : « J'ai longtemps hésité avant d'entreprendre le récit de mon voyage à W », ce qui témoigne de la difficulté à exprimer quelque chose qui a été enfoui au plus profond de soi. le « V » autobiographique est plus fluide et naturel mais il se heurte à un autre écueil : « Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. »
Les deux protagonistes, Gabriel Winckler et
Georges Perec lui-même, sont orphelins.
Gabriel Winckler est un personnage récurrent, présent dans
le Condottiere (1960), son premier roman, et par la suite, dans
La Vie mode d'emploi (1978). Dans W, il est à la fois un enfant sourd-muet, hypothétique rescapé, et la fausse identité de l'héros-narrateur.
Dans l'autre « V », l'auteur décline des éléments factuels : sa naissance le 7 mars 1936, son père mort à la guerre en 1940, sa mère déportée à Auschwitz en 1943, son adoption par sa tante Esther.
Les deux « V » débutent en « je » jusqu'à la rupture annoncée. Au départ, Gabriel Winckler raconte comment il a été chargé d'une mission : retrouver le vrai Gabriel Winckler, qui serait le seul survivant d'un naufrage qui s'est produit autour de l'ile W, au large de la Terre de Feu. Puis, ce « V » s'interrompt par une page blanche avec trois points de suspension, ce « je » s'efface, et nous nous retrouvons à la cité olympique
De W, pour une toute autre intrigue.
J'interprète cette cassure comme une métaphore de la perte des parents.
Le petit Georges aurait bien aimé être un enfant comme les autres.
« Moi, j'aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner. Sur la table, il y aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour presque en forme d'assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système de poulies avec un contrepoids en forme de poire ; Puis je serais allé chercher mon cartable, j'aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois, je les aurais posés sur la table et j'aurais fait mes devoirs. C'est comme ça que ça se passait dans mes livres de classe » (p. 99).
Mais, le sort en a voulu autrement, et l'enfant a développé une hypersensibilité excessive qu'il jugule ou sublime en inventant la diabolique cité olympique
De W, qui est une mise en scène d'un camp de concentration, avec un mode de fonctionnement aussi cruel qu'irrationnel et imprévisible.
Les athlètes doivent subir des entrainements forcenés et inhumains, ils sont les pions d'autorités invisibles, qui un jour les portent au cénacle et le lendemain les humilie comme des moins que rien. le point d'orgue dans l'horreur est atteint page 167 : « La conception des enfants est, sur W, l'occasion d'une grande fête que l'on appelle l'Atlantiade. » La course est ouverte pour violer les femmes.
Ces traumatismes de l'enfance engendrent une écriture singulière, où l'imagination est décuplée pour cristalliser ses fantasmes ou obsessions.
"… Une géométrie fantasmatique dont le V dédoublé constitue la figure de base et dont les enchevêtrements multiples tracent les symboles majeurs de l'histoire de mon enfance…" d'où
Georges Perec tire une croix gammée, une étoile juive, l'insigne de Charlot dans « le Dictateur » (p. 110).
Le recours à une sorte d'ersatz des mathématiques est un des ressorts de la résilience.
En parlant
De W : « On voit que ce mode de répartition en quelque sorte dynastique répond surtout à un souci d'organisation : il permet un décompte exact et rigoureux des Athlètes, ce qui, du point de vue des Officiels, réduit au maximum toutes opérations de contrôle ». Après cette introduction,
Georges Perec se lance dans une grande tirade absurdement chiffrée, sur la formation des équipes, les performances à atteindre, l'organisation des compétitions… (p.117).
Et,
Georges Perec est prolixe en matière de taxinomie, une méthode pour chasser les idées noires.
On a droit à de longues énumérations burlesques.
« Je pourrais multiplier les exemples [damage des pistes, laïus sur le fartage, les vêtements, les bâtons, les skis… début d'une phrase de cinquante lignes qui se termine en apothéose avec], le laçage de la ceinture dans « Les
Arènes sanglantes » de
Blasco Ibanez, ou la métamorphose vestimentaire du cardinal Barberini en urbain VIII dans le «
Galilée » du Berliner Ensemble) et qui assurait au skieur indissoluble union de ses skis et de ses chaussures, multipliant autant les risques de fracture grave que les chances de performances exceptionnelle » (p. 145).
Aussi, l'auteur se lance dans une liste disparate de paires, parmi lesquelles : les signes < - >, hyperbole / parabole, dividende / diviseur, schizophrénie / paranoïa – Capulet / Montaigu – whig/Tory (p. 185).
Pour son salut, et le bonheur de ses lecteurs,
Georges Perec sait orienter avec justesse le curseur entre noirceur et douceur. Quand l'air devient irrespirable, il joue sur l'humour ou le sentimentalisme. Il remercie sa tante Esther de lui avoir permis d'avoir une enfance heureuse.
« le collège était une institution religieuse, dirigée par deux soeurs (peut-être à la fois au sens familial et religieux du terme) que j'imagine, plutôt que je revois, vêtues de longues robes grises et portant à la ceinture d'énormes trousseaux de clé. Elles étaient sévères et peu enclines à la tendresse » (p. 129).
Il se souvient (p. 132) de la grosse déception de sa confirmation : l'évêque ne portait ni sa mitre ni sa crosse.
Je sors subjuguée de W. Comment est-ce que
Georges Perec réussit à faire de la poésie avec des petits riens, à sublimer ses traumatismes, à créer l'insolite, à nous faire rire et pleurer, à nous faire entrer dans sa tête ?
W est un petit livre, à lire dans le texte, qui a suscité chez moi un très gros livre, dont je ne pourrais vous faire part, sous peine de vous faire subir un fastidieux pensum. Je vous encourage, si ce n'est déjà fait à faire votre lecture. J'aurais énormément de plaisir à échanger avec vous nos idées sur W.