« Cette brume insensée où s'agitent des ombres,
Comment pourrais-je l'éclaircir ?
Raymond Queneau », p.11
Il est des livres qui, après les avoir refermés, les avoir rangés sagement sur le rayon de votre bibliothèque, vous laissent tranquille, indemne, neutre : ce sont parfois de bons livres, vous pouvez y avoir passé un bon moment, avoir vécu de grandes émotions… oui mais voilà, vous reprenez la route de la vie et déjà l'empreinte de ces livres s'efface et un beau jour, sans s'en rendre compte, le livre retourne dans l'oubli.
W ou le souvenir d'enfance de George Perec, je le sais, ne sera pas pour moi de ces livres-là. Ce livre ne m'a pas laissé indemne, bien au contraire il m'a rencontré, touché, trituré, ému (à tel point qu'il m'a vraiment été difficile de rédiger ce billet)… nous nous séparons — eh oui j'ai appris qu'on ne pouvait pas résider dans le livre, juste s'y abriter un instant – et chacun se sépare avec une trace de l'autre. Altérés, le livre et le lecteur.
Maintenant j'aimerais en parler, mais comment ? Comment en parler sans en révéler l'essentiel secret. Cet essentiel qu'il faut découvrir par soi-même au cours de la lecture, ce secret qui est l'intersection centrale du livre et qui par définition est intraduisible, intransmissible. J'ai du me résoudre moi aussi à outrepasser cette aporie, cet indicible pour venir vous en parler un peu.
* * *
« “Je n'ai pas de souvenirs d'enfance” : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » p.17
W ou le souvenir d'enfance est un roman que l'on peut ranger, malgré son titre étrange, dans le rayon des autobiographies. Et c'est vrai, à mon sens, que ce récit est une des plus belles autobiographies que j'ai pu lire. Enfin ! Une autobiographie… Je ne trouve pas ce terme exact, il y a bien quelque chose comme un récit qui retrace sa vie, mais ce n'est pas, à proprement parlé, le motif principal du livre.
Ce livre est plutôt le difficile et pudique cheminement d'un souvenir qui se dévoile, qui perce la douleur qui le cache, qui voit le jour comme un nouveau né. Un souvenir comme une douleur sur laquelle on ne peut pas mettre de mots et qu'il faut accoucher, coucher, par d'habiles détours, par une distance assumée et maîtrisée, par des raccourcis qui n'en sont pas (ces raccourcis que l'on emprunte pour rallonger le temps, soit que l'on prenne plaisir au voyage, soit que l'on n'est pas pressé d'arriver à son terme et d'y retrouver ce qui nous y attend).
(Je voudrais ouvrir une parenthèse sur ce genre qu'est l'(auto)biographie. A priori, c'est un genre qui m'intéresse peu, non que je ne désintéresse de la vie des écrivains ou des personnages célèbres, mais je trouve souvent ces livres maladroits, mal écrits, trop souvent journalistiques : on suit le récit, chronologique ou non, d'un JE narcissique à travers les méandres de sa propre histoire. L'auteur, souvent, essaye d'y inscrire les événements, les influences qui ont infléchit les orientations de sa vie, de transmettre ses enseignements de la vie auxquels il est difficile d'adhérer, parfois on y trouve de la pudeur, souvent peu de distance. Ces chutes dans le ruisseau : sans doute de la faute à Rousseau.
A mon sens ceux qui réussissent leur autobiographie (heureusement il y en a quand même) sont ceux qui ont comprit que graphie voulait dire écrire et non lire. Écrire, déconstruire, imaginer, sa propre histoire plutôt que de la lire, de la construire. L'auteur écrit. le lecteur lit. Ça peut paraître une triviale lapalissade mais songez-y en lisant la prochaine oeuvre autobiographique.)
Avec W ou le souvenir d'enfance Perec ne fait pas une simple lecture de sa propre vie mais écrit ou réécrit véritablement une histoire. Il écrit son histoire avec pour matériaux deux trames narratives totalement enchevêtrées, l'une fictive, l'autre biographique. Ces deux histoires enchevêtrées sont elle-même divisées en deux récits (différence de temporalité, changement de mode narratif avec la disparition de Winckler dans la seconde partie) qui sont eux-mêmes parfois scindés en deux par un habile jeu de renvois de notes en fin de chapitre… tout ceci donne un peu l'effet de poupées gigognes, ou de pelures d'oignon qu'il faudrait enlever une à une pour arriver à l'essentiel. Tout cela pour retarder, pour ralentir la narration, pour en signifier la rébellion obstinée.
L'histoire fictive, je n'en dis que deux mots ici. Elle est à l'origine imaginée par Perec enfant et réinvestit par Perec écrivant sa biographie. Elle se divise en deux parties séparées par cette rupture : « (…) ».
La première partie commence comme une enquête policière, avec un narrateur, un porteur d'énigme, une disparition et se finit sur la solitude du narrateur face à l'énigme : « Mais c'était une question, désormais, à laquelle je pouvais seul répondre… » à laquelle répondent des points de suspension «(…)». Ellipse, disparition ? Quoiqu'il en soit le narrateur disparaît. La seconde histoire se poursuit dans une île qui a donné son nom au roman « W ». Dans cette île : on assiste à la description d'une société entièrement tournée vers un Olympisme poussé à son extrême limite. Ne voulant pas trop déflorer le roman, je donnerais juste un équivalent cinématographique : on “dirait” que ça commence comme Les Dieux du Stade de Leni Riefenstahl et que ça glisse lentement, comme un très long fondu enchainé, sur Nuit et brouillard d'
Alain Resnais. le fondu tombe alors comme une trouée dans le brouillard et l'horreur que l'on sentait poindre alors surgît. Je donne cette maladroite comparaison pour mettre en évidence le glissement esthétique et stylistique de cette fiction. le ton y est péremptoire, on y parle règlement, organisation, compétition, châtiment… nulle place pour le doute ici, tout y est univoque.
Entre ces chapitres fictifs, s'insèrent ceux qui montrent Perec dans sa petite enfance… Souvenirs reconstruits le plus souvent à partir de photos, d'éléments épars, des bribes de souvenirs dont il doute au fur et à mesure qu'il les fait remonter à la surface. Il y a une réticence visible à énoncer les phrase. Cependant au milieu de ces détails qui essayent de refaire surface, figurent deux textes très courts, écrits quinze ans plus tôt, qui retracent brièvement la vie et la mort de ses parents. Ces deux textes qui pourraient être une manière un peu brutale d'énoncer le souvenir de la mort de ses parents sont, là encore, ralentis, hachés par les 26 renvois situés à la fin du chapitre (commentaires a posteriori, extrait de journal…)
Ces deux histoires, comme deux tableaux formant un diptyque, on les découvre comme si Perec soulevait lentement, au fil du livre, le drap qui les recouvre, montrant ici ou là un détail qui répond à un autre dans l'autre tableau, ici une question, là une réponse. Perec à son habitude parsème son récit de détails, de signes, de symboles (comme l'explication du W fictif par la croix, le X qui sous sa plume se transforme en crucifix, en croix gammée et en XX chez Chaplin dans lequel on aperçoit, comme flouté, le W), de références (de tête par exemple Melville avec Moby Dick et Bartleby), de digressions, etc.. Cet essaimage de détails, cet éclatement du sens provoque un effet de distanciation, de pudeur assumée… Ce voile, cette brume masque évidemment la disparition essentielle du diptyque. A la fin, ce dévoilement s'accélère sur la dernière partie et Perec, d'un coup sec, dévoile le diptyque dans les toutes dernières pages (qu'il ne faut vraiment pas lire avant la fin).
Au final ce procédé, cette juxtaposition entre le réel et le fictif, le reconstruit et le déconstruit, entre la mémoire et l'imagination, chaque partie imprimant légèrement sur l'autre, en filigrane, comme des photos qui auraient été surimprimées, ce procédé permet à Perec de dépasser son aporie : dire l'indicible, la douleur, l'imprononçable, l'horreur, et mieux que cela, la transmettre au lecteur.
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