GABRIEL MARCEL, Préface
Extraits:
«Nous voyons affleurer devant nous comme une Atlantide qui ressurgirait des flots, où l'unité initiale de la pensée et de la poésie tend à se recréer ; c'est sur cette Atlantide que se situe à n'en pas douter, l'oeuvre de
Max Picard.
[...]C'est qu'il discerne chez eux avec son tact presque infaillible quelque chose qui sonne creux — la présence même du mensonge. Je ne crois pas avoir jamais rencontré personne qui m'ait paru non seulement plus authentique, mais plus affamé d'authenticité.[...]
Personne sans doute n'a su mieux que lui contempler un visage et lui faire rendre son silencieux message. Je ne doute pas que chacun des portraits toujours si merveilleusement significatifs qui sont reproduits dans ces deux ouvrages aient été pour lui l'occasion d'une méditation profonde. Mais l'image, a-t-il dit, et le terme de Bild désigne aussi bien le tableau, le portrait du silence qui parle. L'image est comme une station sur le chemin qui mène du silence au mol, elle éveille chez l'homme le souvenir d'un mode d'existence antérieur au mol et comme la nostalgie de ce mode d'existence.[...]
L'avouerai-je ? Quand j'ai d'abord pris contact avec ce livre ici, il m'a déconcerté. Je n'arrivais pas à me convaincre tout à fait que ce silence dont il est continuellement fait mention avec tant de révérence et de façon si insistante soit quelque chose de positif, que ce soit plus qu'une absence [...]
Au cours de cette dernière année, j'ai pris conscience bien plus directement et bien plus fortement que je n'avais fait jusqu'alors du Mystère inclus dans la parole, de ce qu'on pourrait appeler la valeur ontologique du langage humain, et ceci je le dois peut-être à quelques textes de Heidegger où se condensent les réflexions qu'a éveillées en lui la lecture de
Hölderlin et de
Rilke.[...]
Je pense à des formules telles que celles-ci dans la Lettre sur l'Humanisme : le langage est la résidence (Haus) de l'être : formule certes bien difficile à traduire en un langage abstrait, mais qui répond sans nul doute à une intuition extraordinairement riche. Si paradoxal que ceci puisse paraître au premier abord, c'est seulement à partir d'une aperception ontologique de la valeur et de la réalité du langage, ou du mot, ou du verbe, qu'il est possible de reconnaître ce que
Max Picard entend ici par Silence. [...]
On trouvera dans le présent volume toute une série de développements convergents, par exemple sur le silence et l'amour, sur le silence et la foi, sur le silence et la poésie, — qui constituent comme autant d'approches concrètes vers cette réalité que nous avons peine à atteindre et cela dans la mesure même où nous avons perdu le sens de la contemplation, où ce mot même de contemplation est devenu lettre morte pour la plupart de nos contemporains.[...]
C'est un signe de l'amour divin, écrit
Max Picard, dans une formule admirable, qu'un mystère étend toujours devant lui comme une nappe de silence. Il me semble que c'est surtout à partir de telles expériences qui sont proprement sacrales que le sens profond du message de
Max Picard peut être recueilli. »
«
Max Picard est chrétien, il est catholique. Dès lors, la résonance d'un livre tel que celui-ci est entièrement différente de celle qu'on peut trouver chez Heidegger ou même chez le
Rilke des Élégies sur lequel il formule, je crois, bien des réserves. On peut dire sans crainte de se tromper que toute la méditation de
Max Picard est orientée vers la restauration d'une certaine intégrité de l'être qui est mise en péril, non pas seulement par le progrès des techniques mais par la volonté de puissance dont celles-ci ne sont que les instruments aveugles, des instruments qui d'ailleurs risquent de devenir les maîtres, aveugles certes eux aussi, de ceux-là mêmes qu'ils sont censés servir. Je doute qu'on puisse exagérer l'importance de semblables avertissements, mais nous n'avons point à faire, il faut le répéter, à un pessimiste nihiliste, mais à des assurances prophétiques au sens plein de ce mot (Bloy et Péguy eux aussi sont des Prophètes), à des assurances qui prennent leur source dans une conscience eschatologique. Mais, ce qui est remarquable, c'est que le ton du livre n'en reste pas moins merveilleusement paisible, le silence qui est exalté ici c'est « la paix qui passe tout entendement ».