Ce recueil présente trois journaux, de taille inégale, tenus par des dames de cour de l'époque Heian, au XIe siècle.
À l'époque de leur rédaction règne l'empereur Ichijo et ses deux impératrices, Sadako et Akiko. Chacune s'entourait des meilleurs éléments pour que sa cour surpasse celle de sa concurrente. Sadako comptait dans ses suivantes
Sei Shonagon, talentueuse rédactrice des «
notes de chevet », livre magnifique que j'ai chroniqué ici, alors que Akiko comptait à sa cour
Murasaki shikibu, autrice de l'imposant et magnifique « Gengi monogatori ». En 1008, elle y sera rejointe par une poétesse célèbre,
Izumi Shikibu.
Elles ont toute deux rédigé chacune leur
journal :
Murasaki Shikibu nous y décrit sa vie à la cour impériale pendant quelques années.
Izumi Shikibu nous raconte comment, durant quelques années, elle entretint une liaison avec un prince impérial, et son
journal s'achève au moment où elle le rejoint à la cour malgré les commérages au sujet de leur liaison.
Le troisième
journal présenté est celui dit « de
Sarashina », mais nous ne connaissons pas le nom de celle qui l'a rédigé* (
Sarashina est une ville). Il couvre presque toute la vie de cette femme, de douze à cinquante ans. On y retrouve les récits poétiques de ses voyages, sa vie à la cour, ses déconvenues (nombreuses), ses rares joies et son goût pour la contemplation des paysages.
Mais au delà du fond, ce qui compte, ce qui transforme ces journaux, c'est leur musique interne, c'est l'enchantement que constitue la langue de cour utilisé par leurs rédactrices. Toutes trois sont les ambassadrices d'un monde raffiné à l'extrême, où l'on ne communique que par poèmes, où les sentiments se doivent d'être suggérés, les tenues éblouissantes et d'un accord parfait (une des dames de cour fait-elle une légère erreur dans la combinaison des couleurs, un peu trop pâles, du poignet de sa manche que tous les nobles présents le remarquent). C'est aussi un monde où règne le poids étouffant de l'étiquette et les moyens variés de la transgresser ; ainsi que l'admiration envers la nature et ses manifestations.
Ainsi nous y rencontrerons bien des fois les aspects changeants de la Lune (si bien décrits bien plus tard, par les estampes de Yoshitoshi), seule source de lumière et d'espoir dans les longues nuits de veille des belles de l'époque dans l'attente d'une visite galante ; nous y ferons connaissances avec des manches qui ne peuvent être que mouillées de larmes et lirons force description de tenues, mais aussi de nombreux tankas, poèmes d'amour, de désir, de remerciement où de désolation, traces par delà les millénaires des éternelles vicissitudes de l'âme humaine. Mots lancés pour un instant, pour séduire, pour laisser transparaître les sentiments qui ne peuvent qu'affleurer à la surface de ce monde codifié à l'étiquette rigide.
Ecoutons «
Sarashina » alors qu'elle accomplit son premier voyage, à l'âge de treize ans: « Le mont Fuji se trouve dans cette province. Dans la province où je fus élevée et d'où je partais pour entreprendre ce voyage, j'apercevais cette montagne dans le lointain, vers l'ouest. Elle surgit peinte d'un bleu profond, et couverte de neiges éternelles. On dirait qu'elle porte une robe violet foncé avec un voile blanc sur les épaules. La fumée montait du petit plateau sur sa cime. le soir, nous y vîmes des flammes vives ».
Voyons comment
Murasaki Shikibu nous confie ses désillusions passagères alors qu'elle hésite régulièrement entre s'éloigner de la cour ou y reprendre sa place: « Avant d'aller à la cour, j'essayais d'échapper à la mélancolie en correspondant avec celles qui partageaient mon coeur de diverses façons. Bien qu'étant une personne sans importance, j'avais passé ma vie sans éprouver le moindre mépris pour moi même, jusqu'au moment où je me rendis à la cour : depuis lors, hélas! j'en ai éprouvé l'amertume. »
Découvrons comment Izumi (seule à avoir rédigé son
journal à la troisième personne) ouvre son coeur à son noble soupirant lorsque celui-ci lui demande de quelle façon elle pense à lui :
« S'il était seulement permis à mon coeur d'éprouver la douleur de l'attente !
Peut-être d'attendre serais-ce une douleur moindre ce soir…
Que de ne pouvoir même pas espérer… »
Il règne dans les lignes de ces journaux un charmes féminin indéfinissable, perceptible encore malgré le millénaire qui nous sépare de leur rédaction.
Les textes présentés par les éditions P. Picquier proviennent d'une double traduction Japonais -> anglais (par Annie Shefley Omori et Kochi Doi) puis anglais -> français (par Marc Logé) qui date de 1925 (!)
L'Introduction d'Amy Lowell date de cette époque, et elle est d'une grande qualité, présentant parfaitement les trois rédactrices et leur cadre de vie. Celle qui l'a rédigée était une poétesse elle même d'un grand talent (Elle reçut le Pulitzer à titre posthume) et par ailleurs soeur de Percival Lowell, astronome « inventeur » des canaux de Mars et initiateur de la recherche de la planète Pluton, baptisée d'ailleurs en raison de ses initiales.
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* Comme leurs noms soient en fait des surnoms liées à leur fonction, les noms des autres dames sont parfois inconnus : si
Murasaki Shikibu se nommait To (Shikibu est le titre de son père, signifiant « maître de cérémonie, comme
Shonagon, « conseiller d'état inférieur »), on ne connait pas le « vrai » nom d'
Izumi Shikibu.