Pendant l’hiver 1992-1993, j’ai vécu en SDF. J’ai mangé dans des soupes populaires, dormi dehors ou dans des foyers, bu du gros rouge, pris quelques coups, attrapé des poux, vécu sans femme. J’ai senti mauvais et me suis ennuyé à mourir, j’ai été épuisé presque en permanence et j’ai parfois eu honte. On m’a peu regardé, beaucoup méprisé, traité souvent avec moins de respect que la plupart des chiens. J’ai côtoyé des zonards, des clochards, des toxicos1. J’ai sympathisé avec certains, n’ai suscité que de l’indifférence chez la plupart. N’eût été ce livre, j’aurais vécu quatre mois pour rien. Cette existence à la fois odieuse et inutile, ils seraient 120 000 en France à la subir. Les chiffres sont toujours contestables : la postface de cette nouvelle édition fait le point sur eux, ainsi que sur ce qui a changé dans leur condition depuis 1993. Mais l’essentiel du constat que je faisais alors est malheureusement toujours exact : le lent désespoir de ces vies perdues, la solitude, le poids du regard restent inchangés.
« SDF, on l’est d’abord dans sa tête. » Le côté hâbleur sympa s’efface presque pour laisser place à un soupçon de colère, quand Patrick Henry assène cette vérité qui « a tant de mal à passer ». En 1980, jeune externe de médecine, parce que « j’avais été nul pendant toutes mes études et n’avais rien pu demander d’autre », il se retrouve en stage à l’hôpital de Nanterre. Tous les soirs, il voit débarquer les miséreux ramassés sur les trottoirs et transportés par un car de la préfecture de police de Paris. Le dénuement médical qu’il y rencontre le bouleverse. Pour ces gens-là, rien n’est prévu. En septembre 1984, il obtient l’autorisation de créer sur place une consultation réservée aux SDF, dont il s’occupera pendant huit ans. En huit ans, il en verra défiler quarante à cinquante par jour. En huit ans, sa conviction se fait : la faillite économique cache finalement ce que le problème a aussi, a surtout de personnel. Fragilité, instabilité, alcoolisme, solitude, voire problèmes psychiatriques lourds, ont déjà désigné ceux qu’une catastrophe économique poussera vers la chute. Sans elle, ils auraient sans doute continué à vivre comme avant. Mais il n’y aurait eu qu’elle que le trou noir qui les absorbe n’aurait été qu’un « mauvais moment » à passer. « Tous les cocus, tous les chômeurs ne se retrouvent pas à la rue. Il y a quelque chose en plus, quelque chose qui est là. Avant la chute. »
« J’étais convaincu que j’allais retrouver un travail sans problème. Des gens de mon niveau, il n’y en avait pas tant que ça. J’avais touché un gros paquet d’indemnités. Et, même à cinquante-quatre ans, se dire qu’on recommence tout, cela a aussi quelque chose d’exaltant. » Au début, peut-être… Très vite cependant, il s’aperçoit que les « gens de son niveau » ne sont pas si courtisés que cela. « Je me refusais à accepter un poste inférieur à celui que je venais de quitter. J’ai fait de grosses erreurs avec ce foutu orgueil : j’ai refusé par principe des baisses de salaire, ...
À la base de presque toutes les histoires, il y a un abandon. Qui se décline différemment, mais part d’une même catastrophique histoire familiale : rejet de l’enfant, divorce haineux, placement à la DDASS, exploitation par une famille d’« accueil » pour qui l’enfant n’est souvent qu’une source de revenus. Rejet qui conditionne déjà la suite.
Les 3 mousquetaires 1 & 2