Ressentir la lecture d'un livre comme une nécessité, un besoin, est quelque chose qui m'a longtemps manqué. J'ai retrouvé ça avec
Deux amantes au caméléon. Tout a commencé par une photographie de Brassaï : Couple de lesbiennes au monocle (1922). Dans une courte préface, l'auteur confie la fascination qu'elle a éprouvée pour cette photo, a fortiori lorsqu'elle a découvert que la femme à droit était Violette Morris. D'abord grand espoir du sport, dans des disciplines nombreuses et variées, la jeune femme s'est vue retirer sa licence alors qu'elle se préparait aux jeux olympiques. Se sentant trahie, elle ouvre un magasin d'accessoires automobiles mais est invitée d'honneur aux jeux olympiques de Berlin en 1936. Elle devient bientôt espionne pour le compte de l'Allemagne et agent de la Gestapo. Quand j'ai raconté le destin de Violette et, partant, celui de l'héroïne de
Deux amantes au caméléon, mon amoureux m'a regardée avec le plus grand scepticisme. Cela devait lui sembler trop romanesque pour être honnête. Mais
Francine Prose a bien fait les choses. Déjà, son sujet s'est élargi au fur et à mesure de l'écriture et ne tourne plus uniquement autour de Violette, devenue Lou Villars dans le roman. L'évocation de son destin permet, parallèlement, de ressusciter tout le Paris d'entre-deux-guerres, et le monde des artistes : Yvonne, la patronne du Caméléon, le photographe hongrois Gabor (inspiré de Brassaï), l'écrivain américain Lionel Maine, Suzanne, petite amie de l'un et de l'autre, la baronne Lily de Rossignol et tous les autres. C'est d'abord une insouciance, une sorte de fuite en avant dans les fêtes parisiennes mais, avec la montée du nationalisme français et de la menace allemande, ce petit monde plonge peu à peu dans la tourmente.
Écrire une telle fresque me semble un exercice très difficile, et le procédé choisi n'arrange rien à l'affaire. Non seulement
Francine Prose alterne les points de vue, mais chaque personnage se caractérise par un genre d'écriture particulier : Gabor nous apparaît dans les lettres qu'il envoie à ses parents, la baronne et Suzanne par leurs mémoires – excepté que ceux de Suzanne devraient être détruits à sa mort ; l'écrivain Lionel Maine par des extraits de ses oeuvres. A cela s'ajoute une biographie auto-éditée de Lou Villars rédigée par une petite enseignante, dans le monde contemporain – et où la vie de l'héroïne s'éclipse parfois devant les hésitations et les fantasmes de sa biographe. le tout forme un ensemble virtuel, qui n'aurait jamais pu être rassemblé comme tel – les mémoires de Suzanne étant destinés à être détruits
après sa mort – et figure en cela une expérience morcelée, parfaite pour rendre une réalité qu'on ne peut peindre que par touches.
Un livre passionnant, que je recommande.
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