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287 pages
Ernest Flammarion, Editeur (12/06/1923)
5/5   1 notes
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Si les écrivains français ont abondamment décrit les colonies françaises durant tout le XIXème siècle et une large partie du XXème siècle, il est cependant une de nos conquêtes coloniales qui fut passée sous silence, d'abord parce qu'elle se termina de manière sanglante dès 1804, et ensuite, parce que ce fut l'une des rares terres où l'esclavage fut institué de manière durable et excessivement cruelle. C'est même ce douloureux exemple d'un paradis perdu par un excès de domination des Noirs qui incita toute la politique coloniale monarchiste, puis impériale, à ne plus réduire en esclavage les populations indigènes dans nos territoires occupés, même si de nombreuses compagnies privées françaises continuèrent à pratiquer la traite négrière, mais pour le compte d'autres pays.
Cette colonie avait un nom : Saint-Domingue, traduction littérale de Santo Domingo, nom de la capitale d'Hispaniola, une très grande île située dans la mer des Caraïbes, à l'ouest des Antilles françaises, et qui fut conquise et colonisée par les Espagnols au XVIIème siècle. Suite à une guerre opposant la France et l'Espagne, et dont l'un des enjeux était initialement le contrôle de l'île de la Tortue, petite île située au nord-ouest d'Hispaniola, principalement occupée par des pirates et des corsaires français, il fut décidé le 20 septembre 1697, lors du traité de Ryswick, en Hollande (colonie espagnole, en ce temps-là) que, en échange de quelques rétrocessions à l'Allemagne et à l'Espagne, l'île de la Tortue passerait aux mains de la France, ainsi que la partie occidentale de l'île d'Hispaniola, c'est-à-dire principalement les côtes et les bords de mer, qui intéressaient particulièrement Louis XIV, du fait de la présence de cannes à sucre en très grand nombre.
À l'arrivée des Espagnols, la première richesse de l'île fut l'or, mais les filons peu nombreux et peu importants, furent vite totalement exploités. Les Espagnols réduisirent d'abord en esclavage la population locale, composée d'autochtones de type amérindien, mais ceux-ci, peu résistants aux travaux forcés et ravagés par des virus transmis par les colons, notamment la syphilis, fut bientôt complètement éteinte. Il fallut donc ramener des esclaves d'Afrique pour effectuer les lourds et difficiles travaux physiques qu'exigeait une exploitation coloniale.
Même si à partir de 1720, Saint-Domingue n'était plus exploitée que pour son impressionnante production de cannes à sucre, les richesses qu'elles générèrent permirent aux planteurs d'acheter, durant plus d'une centaine d'années, près de 9 millions d'esclaves africains, la plupart ne faisant pas de vieux os ou subissant une discipline de fer de la part de quelques maigres troupes coloniales, qui ne furent presque jamais plus d'une ou deux centaines. On imagine ce que ce déséquilibre des forces pouvait amener comme conflits, mais imbus de leur puissance et de leur richesse, vivant comme des nababs dans un paradis tropical idéal où ils avaient droit de vie et de mort sur leur serviteurs, les colons ne virent pas - ou ne voulurent pas voir - la menace qui s'amplifiait.
La révolte des esclaves, en 1804, fut donc sanglante et à la mesure de l'exploitation cruelle dont ils étaient victimes depuis tant de décennies. Alors au pouvoir, l'empereur Napoléon Bonaparte, moins attaché aux possessions coloniales que ne le sera son neveu, abandonna assez vite Saint-Domingue à ceux qui l'avaient conquise.
La perte de Saint-Domingue, qui endeuilla particulièrement la ville française de la Rochelle, dont la majeure partie des grandes familles de planteurs était originaire, fut un douloureux souvenir pour la France, que l'on se gardait d'évoquer publiquement, jusqu'à ce que la Belle-Époque en cultive une nostalgie fantasmée plus ou moins malsaine, celle d'un paradis tropical où le moindre des désirs était accompli, et où le droit de cuissage des colons était pratiqué dans l'allégresse, d'autant plus que l'isolement de cette colonie, sur laquelle étrangement, il ne semble y avoir jamais eu durablement de police, de clergé ou d'administration, autorisait toutes les licences, tous les vices, toutes les perversions.
Un homme concrétisa ces fantasmes larvés, Hugues Rebell, qui signa en 1902 « Les Nuits Chaudes du Cap Français », un court roman fort décadent, bien à la manière de l'auteur, mais agrémenté d'érotisme pervers et de scènes horrifiques de tortures et de mutilations, qui préfigurait ce que les américains appelleront plus tard le "gore".
Ce roman eut un immense impact, et des éditions illustrées de gravures pornographiques font encore aujourd'hui les délices des bibliophiles. Forcément, Hugues Rebell fut abondamment imité, mais jamais égalé du moins sur le plan du succès littéraire. Ce qui ne veut pas dire que ces suiveurs oubliés furent tous médiocres. En voici d'ailleurs la preuve avec ce « Colin ou les Voluptés Tropicales » (1923), l'un des derniers romans, voire peut-être même le tout dernier, à évoquer les rêveries érotiques de Saint-Domingue.
L'auteur de ce fort sympathique roman n'est pas un inconnu, même si son oeuvre romanesque est totalement oubliée. Paul Reboux était à la base un journaliste et un homme de lettres prolifique, qui s'est essayé à bien des formes littéraires, mais qui reste surtout connu pour des recueils de nouvelles pastiches, coécrits avec Charles Muller, et intitulés « À la Manière de… ». Trois volumes de ces pastiches, qui imitaient le style et les tics littéraires d'écrivains célèbres, académiques ou contemporains, parurent successivement en 1908, 1910 et 1913, et connurent un très grand succès commercial. Pourtant, ces recueils ne furent pour Paul Reboux qu'un simple délassement intellectuel : son oeuvre littéraire abondante témoigne d'une influence clairement symboliste, mais volontairement passée à la moulinette d'un humour gaulois et bon enfant, tout droit hérité de « L'Assiette au Beurre », dont il était un fervent admirateur, au point d'ailleurs de lancer lui-même en 1922 un journal humoristique similaire, « La Charrette Charrie », mais qui ne dura qu'une seule année.
Singulièrement dépassé pour son temps, resté à un humour très Second Empire, bien qu'il soit né sous la Troisième République, Paul Reboux publia de nombreux romans entre 1898 et 1934, avant de recentrer son travail sur des essais historiques pétris d'humour qui connurent un estimable succès jusqu'à la mort de leur auteur, en 1963.
Sous-titré « Saint-Domingue 1767 », « Colin ou les Voluptés Tropicales » est un roman qui date donc de 1923, véritable âge d'or de la carrière de Paul Reboux, alors sous contrat avec le très permissif éditeur Flammarion. le pasticheur a voulu ressusciter ici le style de la littérature galante du XVIIIème siècle, tout en reprenant de nombreux éléments descriptifs du roman d'Hugues Rebell. Mais à la différence de son modèle, Paul Reboux a opté pour un érotisme plus gaulois, mis au service d'un vaudeville enlevé, pétri d'hédonisme et d'ironie mordante, suscitant le rire dans un contexte qui n'avait alors rien de risible.
« Colin ou les Voluptés Tropicales » décrit les relations burlesques entre quatre riches familles de planteurs, tous aristocrates, dans les environs de Port-au-Prince, en décembre 1767 :
- M. et Mme de la Sautille, et leur fils Colin. Un couple de puritains renfrognés, hautains, désagréables, vivant au rythme de la Bible, et hostiles à tous les plaisirs de la vie. Leur fils Colin, un beau jeune homme de 17 ans, malgré l'éducation stricte qu'il a reçue, est dévoré de curiosité lubrique envers le sexe faible.
- M. Traucoq, veuf aigri, et Hermine, sa fille, un autre duo détestable. Traucoq malmène et torture ses esclaves, n'ayant d'humanité que pour sa fille Hermine, une détestable petite sotte prétentieuse, qui s'acharne à vouloir vivre à l'heure de l'élégance parisienne, et ruine son père en faisant venir par bateaux de coûteuses robes à la dernière mode, qui n'intéressent qu'elle dans cette colonie.
- M. & Mme de Cany, couple dépareillé, chacun vivant une existence séparée. M. de Cany, la cinquantaine, est un homme bedonnant ne songeant qu'à boire et à trousser des esclaves. Mme de Cany est une femme d'environ 37 ans, qui s'est mariée suite à un chagrin d'amour, et vit chastement, en gérant la plantation en lieu et place de son mari.
- M. de Montignac, et Sylvette, sa fille adoptive, qu'il a recueillie quelques années plus tôt en France, alors qu'elle venait d'être abandonnée par la troupe de comédiens itinérants, parmi lesquels elle jouait. N'ayant plus ni ressources ni famille, la jeune fille était promise irrémédiablement à la prostitution. Vieux viveur, et aussi seule raison du chagrin d'amour de Mme de Cany, à laquelle il avait fait une cour effrénée quinze ans plus tôt avant de regagner brutalement le continent sur un coup de tête, M. de Montignac s'est pris d'une tardive affection paternelle pour cette orpheline jetée à ses pieds, et l'a légalement adoptée, tout en tentant d'étouffer un sentiment pour Sylvette beaucoup moins filial, qui commence progressivement à l'envahir, alors qu'il vient juste de revenir à Saint-Domingue après un long exil.
Les La Sautille veulent marier Colin à Hermine, laquelle est très intéressée, lui trouvant un petit air parisien. Colin, en revanche, est vite écoeuré par cette bourgeoise prétentieuse, et choqué par le traitement cruel que son futur beau-père inflige à ses esclaves.
Colin rêve d'amour. Il le trouve d'abord dans les bras de Leila, une jolie et sensuelle mulâtresse qui sert de domestique à ses parents. Puis, émerveillé par la découverte de sa sexualité, il se prend de passion pour le charme mûr de Mme de Cany, qu'il devine esseulée, laquelle, troublée par le retour de Montignac, craint qu'il ne jette à nouveau son dévolu sur elle, et préfère se donner à Colin. Une relation adultère et transgressive nait alors entre eux, mais si le jeune Colin est transfiguré par cette passion nouvelle, Mme de Cany sent bien que son coeur est ailleurs.
Une rencontre lors d'une fête lui donne l'occasion de revoir son amour de jeunesse, lequel lui confesse s'être assagi à force d'excès de toutes sortes, et ne souhaite plus se consacrer qu'à Sylvette, se voulant le père aimant qu'il n'a pas su être pour les enfants qu'il aurait voulu avoir avec Mme de Cany. Ce discours fait réfléchir cette dernière quant à sa relation avec le jeune Colin, dont soudain l'amitié désintéressée de Montignac, qu'elle n'a jamais cessé d'aimer, et l'ambiguïté de ses sentiments envers Sylvette, qu'il confesse avec amertume, fait mesurer à Mme de Cany la vanité et l'égoïsme de sa propre relation avec le jeune Colin.
Le lendemain, en essayant d'y mettre les formes, elle rompt avec Colin, pour qui cette première rupture est une souffrance abominable qui le pousse à s'enfuir droit devant lui, alors que, quelques centaines de mètres plus loin, les esclaves de M. Traucoq se révoltent contre leur maître, le temps d'une prophétique mutinerie qui voit la propriété du cruel planteur incendiée, et sa fille violée et tuée. Traucoq est ruiné et n'a plus rien au monde. Désespéré, il va se pendre à un arbre, et son cadavre est trouvé là par Garaga, la vieille domestique noire et hideuse de M. de Cany, à laquelle même son maître n'a jamais touché. Garaga passe pourtant ses journées à essayer de trouver un colon blanc qui veuille bien l'honorer sexuellement, car elle ne veut pas mourir sans avoir connu cela. Hélas, repoussé par tous, le vieux laideron rumine quotidiennement sa rancoeur. En voyant M. Traucoq pendu, et en remarquant la belle érection avec laquelle il a quitté ce monde, elle se frotte les mains avidement, en se disant : « Enfin ! ».  
De son côté, tout aussi malheureux dans sa quête sexuelle, M. de Cany avait réussi à obtenir le soir même un rendez-vous de la jolie Leila, qui jusque là se refusait au motif pratique qu'elle est la propriété exclusive des La Sautille. Mais ce rendez-vous tombant au moment de la révolte des esclaves, M. de Cany se voit obligé de porter assistance à son voisin. Ne voulant pas mécontenter la jeune esclave, qu'il pense plus nymphomane qu'elle ne l'est réellement, il demande à son plus bel esclave de se rendre à sa place au rendez-vous avec Leila, avec mission de culbuter la belle, de force s'il le faut, car elles aiment toutes ça, c'est bien connu.
Or, chez les La Sautille, la brusque demande de permission de sortie de Leila est regardée avec méfiance. On cuisine la jolie esclave qui, en larmes, finit par avouer que M. de Cany lui a extorqué un rendez-vous galant. Furieuse, Mme de la Sautille décide de se rendre en lieu et place de Leila au rendez-vous fixé par M. de Cany, afin de sermonner ce vieux cochon.  Mais une fois arrivée, elle tombe devant un grand noir musculeux, l'esclave de M. de Cany, lequel, n'ayant pas reçu de description physique de la femme qu'il doit culbuter, saute sur Mme de la Sautille, lui arrache ses vêtements, la plaque au sol, et la prend sans ménagements. Sous ce corps brutal, mais musculeux et viril, Mme de la Sautille découvre en quelques minutes une extase comme elle n'en avait jamais imaginée...
De son côté, capturé un temps par des esclaves révoltés, puis libéré par Garaga en échange d'une promesse de faveurs sexuelles qu'il n'est nullement disposé à payer de retour, le jeune Colin découvre alors Sylvette réfugiée sur la plage. Les deux jeunes gens tombent amoureux au premier regard, comme cela arrive encore à cet âge-là. Enflammés, ils décident de se marier, et de demander l'autorisation à leurs parents.
Une fois tous les esclaves rebelles fusillés ou emprisonnés, Colin et Sylvette rentrent à la maison des La Sautille où ils sont fraîchement accueillis par le père de Colin, qui s'inquiète quelque peu de l'absence prolongée de son épouse. Certes, il n'est plus question pour Colin de se marier avec la pauvre Hermine Traucoq, mais la fille adoptive de Montignac lui déplaît souverainement comme future belle-fille. Comme beaucoup de colons, il ne croit qu'à moitié à ce que raconte Montignac, et il pense que Sylvette est en réalité sa maîtresse. Il répond donc par un non ferme et définitif à la demande de Colin.
Le lendemain, Colin et Sylvette s'enfuient à cheval en direction de Port-au-Prince, laissant derrière eux des lettres d'adieu, où ils révèlent qu'ils ont décidé de fuir ensemble par le premier bateau et d'aller se marier à La Rochelle. Montignac part à leur poursuite, et les rattrape sans peine, mais Colin est bien décidé à se battre en duel avec celui qu'il prend pour un rival. Cependant, ne l'est-il pas un peu ? Montignac se sait suffisamment un bretteur expérimenté pour transpercer facilement ce jeune coq présomptueux. Une jalousie féroce l'anime. Mais Sylvette lui pardonnerait-elle de tuer le garçon qu'elle aime ?
Entre son amour filial et sa vanité d'homme, entre l'orgueil et la raison, entre le bonheur de Sylvette et son bonheur égoïste à lui, Montignac balance un temps, mais les sages paroles de Mme de Cany  lui reviennent en tête, et il baisse la garde, avoue simplement être le père de Sylvette et consentir à ce mariage.
Il reste encore le père de Colin à convaincre, mais Mme de la Sautille, rentrée depuis peu, toute guillerette et désormais éveillée aux sens de l'amour, donnera pleinement son accord et fera fermer son clapet à son mari, tout penaud et tétanisé de découvrir son épouse métamorphosée en quelques heures.
« Colin ou les Voluptés Tropicales » est donc, en dépit de son titre ou de son contexte, un vaudeville plutôt bon enfant, et même un poil moraliste. Si Paul Reboux fait revivre sous nos yeux, une colonie disparue, cela n'est pas seulement, contrairement à Hugues Rebell, pour en conter les voluptés plus ou moins imaginaires. L'esclavage et le racisme y sont ouvertement condamnés, même si cela se fait très souvent par le biais d'un humour noir (sans jeu de mots) et inconvenant, qui serait difficilement toléré à notre époque puritaine et rétrograde.
Il y a, en réalité, quelque chose de très anglais dans ce roman pourtant bien français, une influence diffuse qui plane sur tout le récit, quelque part entre le « Moll Flanders » de Daniel DeFoë, « L'Histoire de Tom Jones, Enfant Trouvé » d'Henry Fielding et l'humour caustique des Monty Python. Cela apporte beaucoup d'intérêt et de finesse à la lecture et à la fluidité de la narration, car « Colin ou les Voluptés Tropicales » défile véritablement sous nos yeux comme un film, soigneusement découpé en séquences coquines ou humoristiques, parfaitement dosées pour qu'on dévore le roman avec enthousiasme.
Paul Reboux parvient ainsi, dans un format relativement court, à enchaîner, en dépit d'un scénario assez mince, tous les éléments d'un vaudeville réussi, avec des personnages riches et contrastés, tous empreints d'une duplicité réaliste, en balayant toute forme de manichéisme, avec, comme seule concession faite à la morale, une condamnation gentillette, discutable par ailleurs, des relations amoureuses dans un contexte impliquant une trop grande différence d'âge entre les amants.
Bref, il vaut être vraiment très pinailleur pour ne pas trouver un charme fou et insolent, une drôlerie féroce et une maîtrise narrative extraordinaire à ce petit roman faussement british, sans aucune prétention, mais qui donne au final bien davantage que ce que son titre promettait.  
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Citations et extraits (2) Ajouter une citation
Bien qu'on fût à la fin de décembre, le soleil rayonnait si fortement que même les créoles et les noirs en éprouvaient un peu d'incommodité. Parmi la poussière des routes que soulevait un vent brûlant comme un souffle de fournaise, chacun marchait, ébloui. Le sang battait contre les tempes. La cervelle paraissait prête à bouillir. On avançait, baigné d'une sueur chaude, bébété, la peau brûlée à travers les vêtements, les paupières fermées à demi pour diminuer l'aveuglant éclat de la lumière.
Colin, qui, ce matin-là, était allé en ville, revenait au logis, en suivant le bord de la mer. Leila, comme elle faisait quelquefois, l'avait accompagné.
Les flots reflétaient le ciel, couleur d'azur et de plomb. Pas une vague n'en soulevait la surface accablée. Quelques oiseaux marins, posés au loin, flottaient en dormant.
Muphti, l'épagneul favori de Colin, les suivait la tête basse, haletant de chaleur, en tirant une langue qui allait et venait d'un mouvement ininterrompu.
Non loin de la ville, des bois d'orangers chargés de fruits, des mimosas aux grappes d'or, des lamboyants couverts d'énormes fleurs couleur d'écarlate, descendaient jusqu'aux palétuviers du rivage, dont les racines, serpentant parmi les roches, étaient hérissées d'huîtres.
Les deux jeunes gens s'assirent sous l'ombrage. Muphti vint se coucher à leurs pieds.
Maintenant que les feuilles les préservaient du soleil, ils pouvaient quitter sans risque quelque vêtement. Colin ôta sa veste. Leila écarta le voile d'indienne qui cachait ses épaules. Son cou parut, aussi lisse qu'une colonne d'acajou blond, et sa poitrine présenta une surface polie qui se renflait au moment de disparaître dans lon plis du corsage. La mulâtresse était charmante ainsi. Ses cils épais veloutaient son regard, sa bouche humide et vermeille avait l'éclat d'un fruit posé sur un fond d'or. Aussitôt qu'elle souriait, une ligne d'ivoire l'éclairait ainsi qu'un rayon.
Colin la regardait.
Il ne put retenir ce compliment:
- Sais-tu que tu es fort jolie, petite Leila ?
- Oh ! Maître - répondit-elle avec timidité - moi suis encore beaucoup trop petite, oui, et trop maigre...
- Quel âge as-tu ?
- Dix-sept ans, oui, à la prochaine récolte du coton.
- Eh bien, c'est le temps où les filles songent à l'amour... Tu n'y penses jamais, toi ?
Les prunelles noires étincelèrent, puis se voilèrent presque aussitôt, et Leila répondit, non sans malice :
- Les affaires des agneaux ne sont pas celles des bergers.
Colin reprit :
- Tu es pourtant tout à fait aimable, à présent, Leila.
Elle secoua la tête.
- Oh non, Maître... Regarde-moi... Les femmes de mon pays, elles, quand elles sont belles, elles ont des grands tétés longs qui leurs viennent bien bas, pleins de lait pour les petits enfants.
Colin se mit à rire en montrant des dents de Jeune loup, et toucha la poitrine tiède et ronde que Leila faisait paraître avec ingénuité.
Elle était naïve, mais elle n'était pas ignorante. Depuis sa première enfance, elle avait constaté, en regardant par les fentes des cases, que les plaintes des amantes, pour être parfois aussi fortes que celles des accouchées, ont une cause moins douloureuse. Elle avait connu le premier choc du plaisir depuis l'âge de quinze ans. Mais elle n'avait pas poursuivi l'étude d'un art où tant de ses compagnes excellaient. Souvent, elle avait repoussé des sollicitations. C'est que son dévouement pour Colin était passionné, absolu. Elle aurait cru trahir son jeune maître en obéissant à tout autre homme que lui.
Aussi, tandis qu'il éprouvait, avec l'audace d'un débutant, la fermeté de ce que Leila n'estimait qu'à demi, celle-ci, d'abord, fit palpiter ses narines et ferma les yeux. Elle était flattée d'être distinguée par un Blanc, un être de race supérieure. Et elle était toute émue de sentir la caresse de Colin.
Pourtant elle ramena les bords de son châle sur l'objet du débat.
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À ce moment, la vieille Garaga parut, présentant sur un plateau peint de fleurs, un verre de citronnade.
La Comtesse goûta quelques gorgées, mais n'acheva point la boisson.
- C'est singulier, dit-elle pendant que Garaga s'éloignait, les citrons de cette année, chez nous, ont une âcreté particulière...
Puis elle poursuivit l'entretien, mais en se gardant de renouveler, pour Montignac, l'occasion de galantes réminiscences.
- Depuis trois mois que vous voici de retour, la Colonie ne vous paraît-elle pas insupportable, en comparaison de la France ?
- Que non pas.
Sur un ton de taquinerie, elle insinua :
- Sans doute est-ce parce que tous vos instants sont occupés par les soins que vous donnez à certaine petite comédienne... Car le bruit est venu jusqu'à moi d'un trait de générosité qui m'a tout l'air d'un début d'idylle.
Il protesta :
- C'est une enfant !
La Comtesse voulut montrer que la jalousie n'était point son fait.
- Aimable enfant, certes... Une figure de sentiment, à la Greuze... Du moins, c'est ainsi qu'elle m'est apparue l'autre soir, à La Comédie...
Mais, inspirée par un obscur instinct de rivalité, elle reprit sa tendre raillerie :
- Vous la tenez recluse avec un soin qu'on peut dire amoureux, n'est-il pas vrai ?
Montignac se défendit.
- Ceux qui me prêtent des pensées de cette sorte sont bien éloignés du vrai. Je me contente d'éduquer cette jeune fille, de l'instruire...
- Dans les choses du cœur ?
- Non pas, vous dis-je...
- En êtes-vous sûr ?
- Je ne suis plus à l'âge de songer aux bagatelles.
- Pourtant, c'est le bouton de rose...
- Sans doute... Mais je suis devenu un jardinier raisonnable. Je ne collectionne pas les fleurs en bouquet. J'aime à les voir éclore et s'épanouir sur la tige...
- Pour être cueillies par les autres ?
- Si c'est la volonté du Ciel...
- Le pauvre jardinier aurait-il perdu son couteau ?
- Moqueuse !
La Comtesse n'était pas persuadée. Elle avait assez d'expérience pour deviner ce qu'éprouvait Montignac, sans peut-être qu'il se l'avouât à lui-même.
- Prenez garde, reprit-elle. Le charme de votre esprit et toute la richesse de votre expérience compteront pour peu de chose, mon ami, s'ils ont à rivaliser un jour avec deux lèvres qui diront des sottises, mais qui seront fraiches !
De nouveau, il se défendit de nourrir des projets d'amour au sujet de Sylvette. Non sans mélancolie, il exposa les raisons pour lesquelles il n'était pas enclin à la traiter autrement qu'en petite fille.
- Je sens bien... Oh ! Je le dis sans vanité... Je sens bien qu'elle a quelque goût pour moi, et qu'il se pourrait que le rôle de vestale fût plus convenable à son âge qu'à son désir... Elle me céderait, si j'y mettais quelque insistance. Peut-être par gratitude, peut-être parce que je suis le premier homme dont elle n'ait pas eu à se défendre, peut-être par inclination naturelle... Je ne contredis point qu'elle me donne souvent des signes d'attachement qui ressemblent à des signes d'amour... Mais j'ai garde de profaner ce chef-d'œuvre de la nature. Il y a en elle tant d'innocence, de candeur, de simplicité, que la différence de nos âges m'apparaît assez cruellement. Quand un miroir réfléchit nos visages rapprochés, j'y découvre un spectacle dont je prends quelque humiliation. Ses enfantillages m'inspirent une indulgence paternelle, et non plus le désir de les partager. Nos cœurs sont différents autant que nos figures. Le soin que je prendrais de me rendre semblable à elle aurait quelque chose de forcé à quoi je ne puis me contraindre, quelque chose de disgracieux et de déplaisant. Croyez-moi il faut accepter l'âge qu'on a, et les suites qui en sont inséparables. Il faut savoir vieillir avant que d'être vieux.
Durant ces paroles, la Comtesse faisait un retour sur ses propres sentiments.
Colin, cher Colin !... Il lui semblait que l'édifice de leur bonheur devînt soudain fragile et qu'il fléchît, prêt à croûler en débris.
La voyant attristée, il craignit de l'avoir offensée et blessée. Il lui fit un nouveau compliment sur sa bonne mine, et l'assura que jamais il ne lui avait vu plus d'attraits.
La Comtesse l'arrêta d'un geste :
- N'appuyez pas davantage, mon pauvre ami. Vous parliez d'or tout à l'heure. J'admire votre sagesse. Je voudrais bien l'imiter si j'en avais la force, mais...
Il comprit qu'elle était prête aux confidences et la regarda avec une expression de sollicitude dont elle fut touchée jusqu'au fond du cœur.
Alors elle n'y tint plus. Ce grand secret, dont personne n'avait reçu l'aveu, elle le révéla.
Elle parla d'abord du jeune La Sautille comme d'un ami auquel elle s'était attachée, et dont elle suivait avec intérêt la carrière sentimentale. Il trouvait ainsi la consolation d'une enfance sans caresses, d'une adolescence isolée et morose. Peu à peu, les propos qui s'épanchaient avec un abandon croissant l'amenèrent à des confusions. Montignac s'en aperçut avant elle. Il l'interrompit :
- Bref, vous aimez...
- Moi ? Qui vous a dit ?...
- Vous-même...
Alors, soulagée par le droit qu'elle avait désormais de parler avec franchise, elle poursuivit:
- Oui, mon ami... À vous, je puis l'avouer, à vous qui m'avez connue, qui avez eu le meilleur de mon cœur durant deux années, à vous qui m'avez laissé de tels souvenirs... Je l'aime, cet enfant !... Je l'aime, avec des hésitations nées de cette retenue que vous éprouvez vous-même à l'égard de votre petite protégée. Je le chéris, avec les élans d'un cœur heureux pour la dernière fois... Certes, je forme quelquefois le dessein de le détacher de moi, de lui rendre sa liberté... Mais qu'en ferait-il ? Au reste il n'accepterait pas que mes bras fussent détachés de son cou. Je le sais, je le sens... Ne m'accusez point de gouverner cette liaison. C'est de sa volonté qu'elle dépend... De sa volonté seule... Le moindre ralentissement que je verrais paraître en lui serait pour moi le signal d'une rupture que j'imposerais avant même qu'elle fût souhaitée. Mais puis-je le faire dans le moment où nous sommes si parfaitement heureux l'un par l'autre ?
À ces mots, elle pâlit et se renversa dans son fauteuil comme si elle perdait connaissance.
- Ce n'est rien, dit-elle à Montignac qui s'était précipité vers elle. J'ai déjà souffert de ce malaise depuis quelques jours. Me voici rétablie, vous voyez...
Montignac lui avait saisi les mains. Il les conserva dans les siennes :
- Ma bonne amie, dit-il avec tendresse, ma grande, ma seule amie, je partage à la fois votre bonheur et votre crainte... Je vous comprends... Je suis sûr que votre délicatesse vous préservera de ces vilains sursauts où se débattent les amours à l'agonie. Jouissez donc des heures de félicité que le Ciel vous accorde.
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