J'ai découvert
Valérie Rodrigue l'année dernière avec son premier livre "
La peau à l'envers", et j'ai été presque choquée par la violence de son talent et la justesse avec laquelle elle parlait de ses troubles alimentaires. Sa "Lettre à une jeune affamée" a été publiée en 2009, soit 20 ans après son tout premier témoignage. Elle y dresse une sorte de bilan, un "état des lieux" de son corps et sa vie entière, avec un regard plus calme et plus réfléchi.
Dans cet ouvrage, Valérie ne se contente pas d'expliquer les longues étapes de sa reconstruction, elle s'adresse également à sa lectrice en la nommant "Ève". Et c'est presque une conversation entre celle qui se trouve toujours engloutie dans la vase des troubles alimentaires et celle qui s'en est vaillamment sortie. C'est un dialogue de soeur à soeur, d'amie à amie, qui ressemble à une longue confidence sans pudeur ni détours.
Chaque chapitre est pourvu d'un titre qui va conduire le propos de l'auteure. Ce sont des titres percutants, souvent coups de poing : "Une histoire de dépression, pas de nourriture", "partir sans disparaître" ou bien encore "la peur en héritage". Et on est frappé par son extraordinaire recul, par la force qui se dégage d'elle. Valérie ne s'est pas arrachée aux mâchoires de la boulimie par miracle, Valérie a agi, parlé, crié, appelé à l'aide.
Mais elle ne nous raconte pas seulement son combat et son triomphe contre sa "boulimarexie", elle nous ouvre grand les portes de son être intérieur. Elle nous parle de sa famille, ses enfants, son travail, ses amis. Elle nous confie son Algérie, sa découverte de la cuisine puis de la danse orientale qui l'a aidée dans sa réconciliation avec son corps et sa féminité. Ce n'est plus le tableau fêlé d'une jeune femme aux mille masques, c'est le portrait sincère d'une femme qui s'est trouvée et qui se donne enfin le droit de respirer.
Valérie invite Ève à questionner ses origines, à remuer la grande mélasse de la mémoire familiale, à fouiller dans sa propre histoire, dans les laideurs, les non-dits, les chagrins et les épreuves tus et cachés, dans toute cette crasse secrète qui se transmet de génération en génération. L'anorexie, la boulimie, ne sont jamais là sans raison : elles ont une signification obscure mais très puissante, elles parlent un langage codé à travers la chair qu'il est possible de décrypter.
Valérie jette de nombreuses pistes très variées et c'est au lecteur d'effectuer un tri, de laisser les phrases l'habiter, faire lentement leur chemin pour peut-être, enfin, agripper l'image qui fera écho, l'idée qui fera déclic. J'ai dévoré énormément de livres, romans, essais psychologiques ou témoignages sur les troubles alimentaires mais ce que l'auteure écrit ici m'a fait réfléchir bien plus intensément que tous ces ouvrages ingurgités auparavant.
Son écriture est toujours aussi percutante, fraîche et moderne sans jamais sombrer dans le vulgaire, cash en restant douce et élégante. Et ça donne tellement envie, cette joie qui bondit partout, ces possibilités neuves qui se déploient devant soi lorsqu'on quitte la survie pure pour la vie, la vraie, ça donne tellement envie de risquer le grand saut…
Ce n'est pas un livre qui va vous soigner en un claquement de doigts – quoique, peut-être… – mais c'est un livre qui va vous perturber, vous bousculer de façon nécessaire, vous traverser, vous forcer à réfléchir à ces souffrances enterrées si profondément durant tant d'années. C'est un livre qui va vous cogner dans vos fêlures et vos vulnérabilités, et faire ressurgir des choses violentes et cachées depuis trop longtemps. Mais pour le meilleur. C'est plus qu'un livre qui donne espoir : c'est un livre qui vous affirme haut et fort que c'est possible.
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